Entretien avec l’anthropologue Philippe Descola publié dans L’OBS le 13 septembre 2022.
Nous sortons d’un été caniculaire avec l’impression d’une désorientation politique générale. Pourquoi l’anthropologie peut-elle nous aider à sortir de l’ornière écologique ?
Philippe Descola. Est-ce qu’il faut de telles périodes pour qu’on comprenne enfin ce qui se passe, pour que le président de la République descende de son jet-ski et ne considère plus les gens comme moi comme des Amishs ? Pour vous répondre : les anthropologues ont accumulé un savoir très détaillé sur la façon dont des sociétés ont fait de grands choix politiques au fil des siècles. Bien souvent, comme ce fut mon cas chez les Achuar, ils ont partagé la vie de populations qui trouvent leur contentement hors du marché, hors du salariat, hors des contraintes de l’Etat. Cela leur permet d’entrevoir d’autres manières d’habiter le monde, moins destructrice que la nôtre. Bien sûr, il ne s’agit pas de transposer chez nous l’animisme de ces tribus qui vivent dans la forêt, mais d’éclairer, par un jeu de contrastes, le chemin que nous avons suivi. Des alternatives sont possibles, et elles sont nombreuses. On peut ainsi trouver dans l’anthropologie une stimulation pour imaginer une nouvelle révolution intellectuelle, après la révolution libérale du XVIIIe et la socialiste du XIXe. Une autre façon de concevoir les rapports entre humains et les rapports entre humains et non-humains. C’est un énorme chantier.
Selon vous, nous sommes entravés par une conception du monde prédatrice, qui fait de la « nature » une simple ressource, exploitable à notre guise…
P. D. C’est ce que j’appelle le « naturalisme », qui est né avec la modernité. Dans cette façon de concevoir le monde, les humains, du fait de leur capacité cognitive et morale, sont détachés de tout le reste des existants. La « nature » apparaît alors comme une totalité étrangère, une simple toile de fond sur laquelle s’épanouissent les « cultures » humaines. Ce rapport instrumental aux non-humains (aux animaux, aux végétaux, aux minéraux, etc.) est l’une des conditions de possibilité du capitalisme : décrétée inerte, la « nature » peut être exploitée ! Des concepts que nous pensons « naturels », hérités de la modernité et des Lumières, comme la nature, l’histoire, la société, n’ont pas de validité universelle, comme peuvent l’avoir la photosynthèse ou la gravité terrestre. Il ne s’agit pas d’en terminer avec les Lumières, ce qui serait suicidaire, mais de retravailler ces notions, de les reformater.
Jean-Luc Mélenchon. Attention à la critique des Lumières ! On finirait par réhabiliter l’obscurantisme ! Les Lumières ne sont pas un courant univoque. Le philosophe d’Holbach, dans « le système de la Nature », par exemple, lie absolument l’homme et son « corps inorganique » naturel comme dirait Marx : « L’Homme est l’ouvrage de la nature, il est soumis à ses lois, il ne peut s’en affranchir, il ne peut même par la pensée en sortir (…) Certes à côté de cette pensée, vous avez aussi « l’Encyclopédie », qui décrit les méthodes par lesquelles on va pouvoir scientifiquement s’approprier la nature.. Le « naturalisme » ne résulte pas du mouvement des idées, mais de l’évolution de la société matérielle. C’est le capitalisme qui est coupable, pas les Lumières.
Jean-Luc Mélenchon, êtes-vous d’accord avec le chantier proposé par Philippe Descola : cette nouvelle révolution intellectuelle pour le XXIe siècle, centrée autour d’une réflexion sur le vivant ?
J.-L. M. Ce chantier est incontournable. Je ne fais pas partie de ceux qui disent : « Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Il y a plus urgent… » Non, il n’y a pas plus urgent ! e discours des Insoumis est d’abord une regard ecosocial sur le monde. Pendant que certains continuent de répéter le catéchisme de la gauche du 20éme siecle, nous intégrons à notre réflexion les nouvelles questions, comme celle du rapport social au vivant. Par exemple, en lisant ce que Descola écrit sur la transformation du vivant en « ressource », je pense au sort qui a été fait à l’espace sonore. Au saccage du silence. Le capitalisme a privilégié un seul sens, la vue. Il a rabougri notre sensibilité, et amputé la plénitude humaine, dans laquelle on trouve l’ouïe, le goût, le toucher, etc. Les êtres humains ne peuvent pas vivre dans le vacarme. Les animaux non plus : ils ne peuvent lancer leurs appels, leurs alertes… Les êtres humains, pour se protéger eux-mêmes, agissent pour l’interet commun qu’ils ont avec les animaux
Cela dit, il y a des choses sur lesquelles vous me convainquez moins. Les « géoclasses », par exemple…
Philippe Descola, qu’entendez-vous par géo-classe ?
P. D. C’est un concept introduit par le philosophe Bruno Latour. Les géo-classes sont des assemblages de dominés humains et non-humains, face à des chaînes d’oppression. Prenez la production de tourteaux de soja qui débarquent en Europe pour nourrir le bétail. Ce soja est cultivé par l’agrobusiness brésilien, sur des terres appropriées par des milices au détriment de la forêt et des autochtones. Sont unis dans une même domination, les paysans français qui sont presque obligés de nourrir leur bétail avec ce soja bon marché, les Amérindiens dont on a spolié les terres, la forêt amazonienne, les ouvriers agricoles qui travaillent dans des conditions affreuses, les vaches élevées dans des méga-fermes. Tous ces agents sont soumis à des formes de domination et d’exploitation du même type. On peut concevoir une lutte commune.
J.-L. M. Oui, mais pourquoi ajouter les vaches si les humains restent leurs porte-paroles ? La « nature », si vous m’autorisez ce mot piégé, ne comporte pas de conflictualité, il est difficile de penser en termes de classes. Quand un animal en agresse un autre, ce n’est jamais pour une autre raison que se nourrir. Tout le début de votre raisonnement me convient, mais quand vous intégrez à cette classe en lutte des non-humains, qu’est-ce qui est engagé ? Pour moi c’est surtout la responsabilité de ceux qui qui élevent des animaux dans des conditions abominables ou dévastent un écosystème. J’insiste sur le concept de morale de la responsabilité. Elle résulte d’une singularité de l’être humain. Comme nous sommes la seule espèce à pouvoir tout détruire, nous avons donc la responsabilité écologique générale. C’est pour cela que l’insurrection morale des jeunes ingénieurs et des agronomes contre le système me semble importante. Cela étant dit, je peux adopter ce terme de « géo-classe » pour réinterpréter l’internationalisme.. Dans l’ancienne version, la lutte contre le capital soudait les luttes. Cette fois c’est celle pour l’intérêt général humain, qui inclut la préservation du vivant.
Il y a trente ans, vous n’auriez pas pu parler comme ça !
J.-L. M. C’est vrai ! Nous étions éduqués dans le virilisme. Et le virilisme appuie sa domination sur une forme de mise à distance par le partage entre « nature » et « culture ». Les femmes, du côté de la nature et les hommes de la culture ! Je repense aux éditos de François Mitterrand dans « l’Unité » : « l’oiseau qui s’étouffe dans l’air », « le poisson qui s’asphyxie ». Ca passait pour une lubie ridicule. Et René Dumont qui venait avec son verre d’eau à la télévision en 1974, quelle dure leçon ! Pensez : cinquante ans plus tard, ce n’est pas la défaite de l’union de la gauche, à 425 000 voix près, que l’on retient, mais Dumont avec son verre d’eau. La poubelle de l’histoire ne s’est remplie comme prévue…
Alors oui, nous avons fait muter le discours de gauche et nous continuerons de le faire. Aux amphis des Insoumis j’ai dit : « Quand une forêt brûle, nous brûlons. » Un slogan typiquement « descolien » ! Je vais en mettre partout ! Celui qui porte la parole publique modifie l’imaginaire. Des millions de jeunes gens sont en train de fabriquer leur conception du monde. Votre travail, monsieur Descola, nous oblige à modifier notre regard et notre pratique politique.
Modifier les imaginaires est une chose, mais on voit mal comment traduire tout ça politiquement, Philippe Descola. Quels changements pourraient modifier en profondeur notre rapport au vivant ?
P. D. Une idée me semble intéressante : accorder la personnalité juridique à des milieux de vie. Concrètement, cela signifierait qu’un bassin-versant, une rivière, pourrait faire valoir ses droits en justice ! La personnalité juridique existe bien pour les entreprises. Cela transformerait complètement la direction de l’appropriation. Le capitalisme s’est appuyé sur les « enclosures », la mise en propriété privée de terrains qui étaient autrefois des communaux. Depuis, nous vivons dans l’idée que la propriété découle des individus. Donner la personnalité juridique à une rivière nous obligerait à considérer que les occupants d’un milieu sont possédés par lui, et non l’inverse. Ce serait une révolution intellectuelle, qui bouleverserait la façon dont nous habitons le monde. Cela n’a rien d’un doux rêve : partout dans le monde, ce mouvement est engagé. Le cas le plus connu étant celui de la rivière Wanganui, en Nouvelle-Zélande : elle peut porter plainte.
Peut-on faire un parallèle entre l’âme que prêtent les Achuars aux animaux, aux rivières, et la personnalité juridique que vous proposez de donner à des éléments naturels ?
P. D. J’ai un bureau qui donne sur un jardin. Tous les matins un rouge-gorge vient chanter à la fenêtre…
J.-L. M. Ce sont des curieux !
P. D. … je lui dis : « Bonjour mon vieux, comment était la nuit ? » Sans aller jusqu’à penser, comme les Achuars, que je peux échanger avec cet oiseau en rêve, je me sens une communauté de vie avec lui. Il y a là une faille dans notre rapport instrumental à la nature qu’il faudrait exploiter : nous sommes nombreux à parler aux animaux. Mais cela ne suffira pas à les protéger. La transformation des non humains en sujets politiques, par le biais de la personnalité juridique, aura plus d’effets.
J.-L. M. J’avais un copain arbre qui a été coupé et je suis en deuil, ça me cuit de ne plus le voir… Un premier grand progrès a été fait lorsqu’on a cessé de considérer les animaux comme du mobilier. Une fois qu’on a remis en cause les mauvais traitements infligés aux animaux, on peut attaquer les élevages intensifs, et puis très vite passer au saccage de la biosphère. Là, vous proposez d’aller plus loin. Ce n’est pas facile à manier mais intéressant, cette idée de personnalité juridique d’un milieu de vie , On pourrait l’appliquer au chantier de la ligne de train grande vitesse entre Lyon et Turin, qui va vider les Alpes de l’eau qu’elle contient et détruire tout un milieu de vie.
Il y a un paramètre, Jean-Luc Mélenchon, qui vous semble fondamental dans la crise écologique et que tout le monde, y compris Philippe Descola, oublie : c’est le nombre…
J.-L. M. Oui, le nombre explique la dynamique des sociétés. Nous allons vers 11 milliards d’individus… Avec le mode de production capitaliste, les conséquences sont terribles. Ou se loger ? En vertical en horizontal ? Si l’idéal reste de mettre chacun dans son jardin privé, nous n’arriverons à rien. Cette question du nombre, j’en ai fait mon point de départ. Le vrai moteur de l’histoire, c’est la démographie. Pour qu’il y ait une lutte des classes, il faut qu’il y ait un certain nombre de personnes. La démographie détermine l’organisation de la production : son accroissement crée des réseaux, des échanges, ce qui se traduit par une consommation différente et une prédation plus importante. C’est le cœur de ma théorie de l’ère du peuple.
P. D. Je ne suis pas malthusien. Les démographes projettent un ralentissement de la croissance de la population dans les décennies qui viennent.
J.-L. M. Alors là, vous me décevez pour un écologue. Il a fallu 200 000 ans pour passer au premier milliard, un siècle au deuxième et nous en sommes maintenant à un milliard tous les 14 ans ! Vous ne pouvez regarder ailleurs.
P. D. On pense souvent que l’Amazonie n’a jamais été peuplée que de petites tribus, trop insignifiantes pour avoir un quelconque impact sur la forêt. En réalité, on a retrouvé la trace d’une occupation assez intense de ce milieu avant l’arrivée des Européens. Si l’Amazonie nous paraît aujourd’hui dépeuplée, c’est parce que le « choc microbien » et les conquêtes y ont tué 90 % de la population autochtone. Bien qu’ils fussent nombreux, les habitants de la jungle n’ont pas dévasté leur environnement. Avec un capitalisme de plus en plus vorace pour la planète, la question est de savoir quelle exploitation technique est acceptable : par quel système la population occupe la Terre, l’habite, la transforme ? Le reproche qu’on peut faire aux penseurs libéraux et socialistes, c’est d’avoir couplé bien-être et développement des forces productives, oubliant que les ressources étaient finies.
J.-L. M. Je dis juste que le capitalisme est plus destructeur lorsqu’il propose deux voitures et trois téléphones à onze milliards d’êtres humains plutôt qu’à un milliard. Le nombre oblige à repenser notre rapport à l’écosytème.
Vous divergez aussi sur la question des échelles d’organisation politique. Philippe Descola, vous vous êtes rendus plusieurs fois à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, et l’on sent chez vous un fond anarchiste…
P. D. Plus jeune, je pensais que la création d’un parti de masse, d’une avant-garde, permettrait, par la dictature du prolétariat…
J.-L. M. … Quelle horreur ! (rires)
P. D. … de faire disparaître l’Etat. Comment a-t-on pu croire une chose pareille ? Chez les Achuar, j’ai constaté la difficulté à vivre dans un collectif sans instance supra familiale pour régler les différends. Des Etats continuent à être nécessaires, ne serait-ce que pour prendre en charge la recherche, la sécurité sociale, la santé publique. En même temps, la diffusion d’expériences de territoires alternatifs est intéressante. Je pense à la Zomia, en Asie du Sud-Est, cette immense zone où les populations vivent de manière autonome vis-à-vis de l’Etat. Les va-et-vient entre ces hauts plateaux, organisés démocratiquement, et les Etats centraux sont constants. Les gens qui cherchent à fuir l’Etat peuvent trouver refuge dans les montagnes. Cet espace alternatif, cette zone de fuite, qui propose un mode de vivre-ensemble différent, empêche l’Etat de consolider son pouvoir.
J.-L. M. Les ZAD sont l’équivalent des premières coopératives dans le monde capitaliste, le ferment d’un autre monde. Par e$emple, en ce moment, dans le 20e arrondissement de Paris, des gens discutent de l’usage d’un jardin. Non seulement ils ne veulent pas que cet espace cesse d’exister, mais ils ne veulent pas non plus d’une structure qui figerait leur manière collective de vivre avec lui. C’est décoiffant. De temps à autre, je mets les doigts dans la prise libertaire ! Cela préserve de bien des enfermements de pensée.
Mais attention à l’idée de zones de fuite. Un livre de science-fiction, « Un Bonheur insoutenable », résume bien mes préventions. L’écrivain Ira Levin imagine une société dystopique où tout, absolument tout, est prévu, et réparti calculé à l’avance. La révolte du personnage central commence quand on lui refuse des carnets pour dessiner. Avec d’autres réfractaires il parvient à s’échapper. Arrivé sur une île, en apparence hors de portée du contrôle de l’Etat, le héros comprend que c’était la ruse suprême du pouvoir : avoir conçu un endroit où ceux dont on ne pouvait rien faire se regrouperaient. Un zoo d’Insoumis qui se gardent entre eux !
P. D. Et si, justement, ça n’était pas une question de nombre, comme vous le dites (rires). Il suffirait que ces alternatives prolifèrent…
J.-L. M. Plus sérieusement, comment penser la planification écologique sinon comme un problème général qui doit être pris en charge par une instance de coordination que nous appelons État ? Il faut être au niveau où la réalité se construit. Les régions, dont la découpe actuelle est une agression contre la géographie, pourraient être redessinées pour correspondre aux bassins-versants et avoir comme première responsabilité la protection du milieu de vie aquatique. Si on part de l’analyse de la qualité de l’eau, on remonte vite à la question des engrais, de la qualité des sols… A une autre échelle, l’ONU prendrait en charge le climat, les grands fonds marins – qu’aucune tribu ne pourra défendre -, et l’espace qui est le prochain sujet de contamination humaine.
Philippe Descola, vous êtes d’accord avec la centralisation qu’implique une planification écologique ?
P. D. Elle est nécessaire car la situation est trop grave pour qu’on ne se donne pas tous les moyens d’essayer de prévenir la catastrophe en cours. Et en même temps je fais un plaidoyer pour la diversité de toute nature : la diversité des langues, des peuples, des cultures, la diversité biologique, et la capacité à l’intérieur de frontières nationales à ce que coexistent des manières de vivre très différentes. La diversité peut être un principe normatif à défendre.
J.-L. M. : Les limites de la planification, on les connaît : c’est le risque bureaucratique. On se souvient de la compilation laborieuse des bureaucrates zélés de l’Union soviétique qui, à chaque étage, rajoutaient un zéro. À la fin il fallait faire des photographies spatiales pour savoir la quantité de coton cultivée dans le pays. Aujourd’hui, l’informatique nous permet d’éviter cet écueil. Reste à s’interroger sur le bon niveau de la planification. Pour moi, ça repose sur par la commune. Je souhaite qu’il y ait davantage de communes, pas moins. Cela ne veut pas dire qu’on s’enferme dans du microlocalisme. Quand on fait de l’action de terrain, on rencontre des gens qui parlent de l’école, de l’éducation, de la poste etc., donc de problèmes qui sont globaux. Sur la nécessaire diversité, je partage votre point de vue. On en a besoin. Mais attention : au nom de la diversité, on peut retourner facilement à une hiérarchie tribale. La communauté autonome d’Alsace a choisi elle-même qui était alsacien et qui ne l’était pas. La « différenciation » à la Macron est un problème pour un Français républicain qui croit aux droits universels.
Philippe Descola, est-ce que votre plaidoyer pour la diversité est inspiré de votre connaissance des populations autochtones en Amérique latine ?
P. D. Les populations autochtones nous proposent d’autres formes de luttes. A Cusco, au Pérou, des Amérindiens ont protesté contre une mine de cuivre à ciel ouvert. Ils pensaient que certaines montagnes sacrées étaient en mesure, si elles étaient attaquées, de se venger contre les agresseurs mais aussi contre ses habitants. Il ne s’agissait pas de défendre la montagne comme on défend un territoire de la spoliation ou de la pollution, mais de la défendre comme un élément d’un collectif beaucoup plus ample qu’une société.
J.-L. M. Sortir de l’extractivisme est très difficile. Je viens d’avoir une discussion avec Gustavo Petro, le nouveau président de la Colombie. Il tient bon sur sa ligne anti-extractivisme. Mais il se demande comment il va faire sans le charbon, sans le pétrole. Nous, responsables politiques, comment négocie-t-on cette phase de transition ? Pour l’instant, un régime de sécurité sociale ne se conçoit pas sans une masse de travailleurs, or ces travailleurs produisent quelque chose… Il y a des points aveugles dans la stratégie de rupture avec le productivisme. On ne peut pas se contenter de dire aux gens, surtout en Amérique latine : « ce n’est pas bien d’extraire ». Ils vont répondre : « pourquoi est-ce à nous de payer l’ardoise écologique ? » Dans l’exercice du pouvoir c’est une question fracassante. Si le discours se contente d’une dénonciation perpétuelle, et que nous ne trouvons pas des réponses à ces angles morts, on se tire une balle dans le pied… C’est pourquoi je crois toujours et plus que jamais, à l’apport de la science et à l’évolution des techniques. Je vais d’ailleurs aller dans la rade de Brest où vient d’être mise au point une digue qui produit de l’électricité à partir de la houle.
P. D. La transformation peut se faire de façon presque spontanée depuis des lieux alternatifs qui inventent chacun leur façon de vivre et de résister. Peut-être se dirige-t-on vers un monde pas très éloigné de l’Europe du XIIIe siècle où cohabitaient des communes libres, des communes aristocratiques, les Etats du Vatican, Gênes et Venise, qui étaient des sortes de multinationales un peu semblables aux Gafam, la ligue hanséatique, les chevaliers teutoniques… Ces formes d’organisation et de conception du monde s’enchevêtraient, parfois de façon conflictuelle. Il est possible qu’on se dirige vers ce type de mosaïque, avant, espérons-le, que les communes sobres et égalitaires fassent tache d’huile.
J.-L. M. Oui, l’histoire n’est pas une autoroute mais un buissonnement. J’ajouterais toutefois que parfois des options sont prises, qui nous font franchir des points de non-retour. Le changement climatique en est un.