L’Institut La Boétie organisait ce jeudi une présentation du livre de Vincent Tiberj aux arts et métiers : « La droitisation française mythe et réalités ». Pour les insoumis il s’agit d’un travail fondamental. Avant cela nous avions eu déjà le même regard sur la tribune de Tristan Haute « élargir les bases socio-électorales de la gauche : nécessités, difficultés et incertitudes » parue dans la revue « Contretemps ». Les deux documentent une direction de travail essentielle dans nos raisonnements d’Insoumis. En effet, elle apporte la confirmation argumentée d’une thèse centrale de la stratégie électorale et politique de notre Mouvement. Évidemment ce n’était pas le but de ces auteurs. Il nous appelle plutôt à déduire par nous-mêmes des modes opératoires à partir de leur travail. Mais avait-il prévu que nous adoptions leur raisonnement et leurs arguments ? C’est pourtant le cas.
Pour Tiberj, la droitisation par le bas de l’échelle sociale est un mythe démenti par les enquêtes qualitatives sur les opinions à propos des valeurs et principes auxquels déclarent adhérer les gens. Mais celle des élites sociales et médiatiques est un fait avéré. Cependant, malgré une société plus ouverte, plus tolérante, et une ouverture culturelle en progression, la France est bel et bien le théâtre d’une progression des votes et des thèmes de droite et d’extrême droite. La cause de cet apparent paradoxe ? L’ambiance de conservatisme créé par un milieu politique et médiatique de plus en plus enclin au point de vue extrême-droitisé. Il réussit à imposer son propre cadrage du débat public. « C’est par les luttes pour l’agenda politique et par la manière dont on en parle sur la scène politique et médiatique que la droitisation s’impose » résume Vincent Tiberj. La maîtrise de cette « mise en scène », au sens littéral du terme, procure une impression générale assez dominante pour être confondue avec un fait général. Si les citoyens ne sont pas largement convertis à une vision de droite de la société, ce sont les élites politiques, intellectuelles et médiatiques françaises qui portent ce processus. D’où le choix du terme « droitisation par le haut ». Mais alors pourquoi, s’il s’agit seulement d’une droitisation de la sphère politico-médiatique et non des citoyens, les urnes se droitisent-elles ? Vincent Tiberj appelle cela le paradoxe français. Pour lui, en réalité les résultats électoraux reflètent de moins en moins les choix et les opinions des citoyens. Il est alors faux de conclure à une droitisation de la société française, dit-il uniquement à partir des résultats électoraux. En effet l’abstention est aujourd’hui trop massive et trop socialement distribuée pour cela. Elle est de plus en plus marquée dans les catégories populaires et dans les nouvelles générations. Du coup elle laisse davantage de poids électoral aux boomers, aux cadres, aux fractions aisées, etc. Ceux-ci soutiennent rarement la redistribution et l’ouverture culturelle. Avec l’évolution démographique, ce mouvement est donc amené à s’amplifier. Si on laisse aller, les résultats des urnes seront toujours moins représentatifs de la population. Cette argumentation, ici résumée à l’extrême, forme aussi le cœur de l’analyse stratégique Insoumise. Elle s’articule avec la description de Palombarini de l’espace politique en trois blocs formant la réalité électorale de notre pays : bloc populaire, bloc bourgeois central, bloc d’extrême droite. Comment étendre le bloc populaire ? Notre cible est l’élargissement par le ralliement des abstentionnistes.
Il y avait débat entre nous : peut-on à ce sujet parler d’un « bloc » comme on le fait pour les trois autres ? Son hétérogénéité et son absence d’expression n’en fait-il pas un non-sujet politique par définition ? Sur cette question, le travail de Vincent Tiberj et celui de Tristan Haute confirment et formalisent nos observations de terrain. Pour nous, en situant socialement l’abstention, on modifie la qualité de l’observation sur l’espace des « abstentionnistes ». On se donne le moyen d’y détecter clairement la population visée par notre objectif électoral. Je dis bien « socialement ». Ici ce n’est pas la géographie qui produit la forme du lien social et politique ! C’est très exactement l’inverse. Un quartier n’est ni pauvre ni riche en dehors de personnes qui y vivent. La loupe sociale permet une recherche : où rencontrer ces abstentionnistes qui doivent faire l’objet de notre ciblage ? La résidence en habitat logement social donne accès à une population définie par ses revenus en bas de l’échelle des moyens et des salaires. Cela recoupe un modèle connu et opérationnel de discriminations et d’assignations pour les populations concernées. De même pour le deuxième marqueur du nouvel âge du capitalisme : la précarité et tout ce qui va avec. Elle est bien concentrée dans une classe d’âge active mais électoralement très absente: les jeunes. Dans les deux cas la « localisation » sociale est pertinente car elle recoupe aussi des segments de pratiques sociales et culturelles également aussi identitaires que les critères purement sociaux même quand ils n’y sont pas directement reliés. Le travail de Tristan Haute et de Vincent Tiberj valide cette méthode d’observation. Surtout il étend pour nous, profondément, l’analyse de ce que nous avions pressenti. Le bloc abstentionniste n’est pas un « bloc « au sens idéologique, cela est sûr. Mais il s’agit clairement d’un espace d’expansion pour nous à partir du moment où on opère une « localisation » sociale du travail de contact à entreprendre. La thèse Tiberj permet de penser trouver dans ces secteurs aussi, compte tenu de l’état général de la société qu’il décrit, sur un état hautement prédisposé au programme Insoumis. Dans ces conditions, passer à la conquête des espaces abstentionnistes est donc à la fois pertinent et efficace pour l’élargissement du « bloc populaire » tel que décrit par Palombarini.
Survol des trois blocs et de leur évolution
L’emprise des trois blocs électoraux évolue d’une élection à l’autre. Cette évolution peut et doit être maîtrisée autant que possible. Pour nous : renforcer notre espace et fracturer celui de nos adversaires. Pour eux : la même chose dans l’autre sens, n’en doutons pas. Mais au bout du compte les urnes font la décision. J’ai dit : la décision. Pas la réalité ultime… On va voir que cette distinction est le cœur de la thèse de Tiberj. Ce que l’on voit aujourd’hui dans les compteurs après dépouillement semble toujours aller dans la même direction. Une nouvelle ventilation des forces se dessine sous la poussée d’une pression dégagiste qui ne se dément pas.
- Le bloc « central », à l’œil nu, est en état de dilution avancée, pour finir principalement en direction du bloc d’extrême droite. Celui-ci polarise toujours plus l’espace de la droite désormais totalement « post gaulliste ». Ce bloc central, c’est celui de la mouvance macroniste au sens large (EPR, MODEM, Horizon) et jusque dans les rangs de la droite classique chez Les Républicains. Le ralliement d’une partie des Républicains au RN à la dissolution en est un temps fort. Mais à mesure que le glissement s’opère se détruisent pour ses composantes les raisons d’être ensemble. Ce bloc est alors lourdement fissuré au point d’être au bord d’une balkanisation complète.
- Le bloc d’extrême droite se renforce de cet appoint. Le ralliement à lui du groupe LR autour de Ciotti en atteste. Mais la prégnance des thèmes de ce bloc sur la coalition macroniste est non moins évidente et les motifs publics de sa fracturation en attestent. Le thème de l’immigration en est un exemple.
- Le pôle populaire est celui de la « gauche » unie (Nupes puis NFP). La dynamique du « bloc central », des supposés « macronistes de gauche » vers lui est quasi nulle. Le bloc populaire n’est pas homogène. Ni par le programme ni par les bases politiques qu’il mobilise, ni par les milieux qu’il influence. Il est certes unifié dans une stratégie électorale de candidature commune au premier tour sur un programme de rupture. Mais il est également assez lourdement bloqué par l’appétit du « centre gauche » pour une stratégie de rassemblement avec le reste du Centre. Dès lors, en tant que coalition, il ne produit quasi aucune dynamique. Au contraire. Ce « centre gauche » refuse d’essayer de rallier au programme et à l’union les électeurs qu’il voudrait influencer. Il veut séduire en reprenant à son compte les critiques du reste du centre droit à propos du programme et de la composante centrale de l’union : le Mouvement insoumis, ses porte-paroles, ses façon d’agir. Il est donc un agent direct et public agissant pour la dislocation de ce bloc. Ce qui revient à dire que la pression sur cette coalition s’opère aussi en direction de la droite. «En pratique, écrit Tristan Haute, certain-es proposent de s’adresser davantage aux déçues du « macronisme », ce qui nécessiterait selon elles et eux d’amoindrir les ambitions économiques du programme du NFP en matière de rémunération et de protection sociale en faisant des « compromis » sur ces questions. D’autres proposent, pour élargir les bases électorales du NFP, poursuit le sociologue, de s’adresser aux classes populaires salariées ou retraitées, blanches et rurales qui se seraient détournées de la gauche au profit du RN. Cela nécessiterait de mettre au second plan les discours et mesures programmatiques en matière de discrimination, d’immigration, voire d’environnement ou d’aide sociale. » « Les tenantes de ces positionnements en partie contradictoires, note Tristan Haute, sont d’autant plus audibles dans le débat public qu’ils et elles s’accordent sur la nécessité électorale d’affaiblir la place de LFI au sein du NFP, voire de l’en écarter. » Autrement dit : ils bénéficient d’intenses relais médiatiques. Ces derniers les utilisent sans vergogne pour contrer l’ennemi commun qu’est le mouvement insoumis aux yeux de la droite et de l’extrême-droite. Du coup sa force de répulsion pour les secteurs les plus engagés de la gauche sociale joue aussi un rôle négatif avéré. Il fait douter de la viabilité et des objectifs réels de l’alliance.
Les modes opératoires
Pourtant, le seul effet de progression électorale avérée dans ce contexte, vient de la stratégie insoumise de conquête des « espaces d’abstention socialement situés » Ainsi en 2024 en prévision des élections européennes, les insoumis ont engagé plusieurs mois de campagne d’inscription sur les listes électorales dans les quartiers populaires et dans les universités. Le résultat est probant ! Une analyse de Manuel Bompard dans son blog le dit. C’est clair : la progression du nouveau Front Populaire qui a permis la victoire de la gauche aux législatives suivant la dissolution a une origine. Elle a eu lieu là où les nouvelles inscriptions ont été les plus nombreuses. Et cela avait déjà produit auparavant les progressions les plus fortes de la liste FI à l’élection européennes. La comparaison des résultats avec la précédente élection européenne confirme ce que montre la superposition des performances que je viens d’évoquer. Au total LFI a gagné un million de voix d’une élection à l’autre aux européennes. L’inverse se produit dans le paquet de centre gauche. Le nombre des voix du PS, des Verts auxquels on doit ajouter les voix de Benoît Hamon à la précédente élection, montre que quatre cent quarante mille voix sont perdues ! La progression de Glucksmann est donc juste un siphonage incomplet des voix du centre gauche existant six ans auparavant.
La stratégie insoumise mise sur le quatrième bloc, celui des abstentionnistes des quartiers populaires et de la jeunesse. Cette stratégie inclut deux préalables : un programme de rupture avec le système économique dominant et des candidatures communes dès le premier tour pour crédibiliser les chances de succès sur le mode « la force va à la force ». C’est pourquoi cette stratégie trouve dans l’analyse de Vincent Tiberj une confirmation de son bien-fondé.
Dans cette approche, les abstentionnistes ne sont pas vus comme des « sans avis ». Ce point doit être précisé. Ce sont des « déçus », à la fois par « l’offre politique » de gauche, et par le système représentatif lui-même vu comme malhonnête. Mais ils sont aussi « désorientés » comme le disaient les textes insoumis sur le sujet. Cela signifie que les prises de position assumées par les émetteurs habituels de la gauche par exemple sont contraire aux habitudes et aux réflexes traditionnels de leurs électeurs. Les évolutions du PC ou du PS sur l’immigration, les violences policières, la politique internationale par exemple ne correspondent plus à ce à quoi ils ont éduqué leurs propres bases. On vérifie alors combien les chemins tracés par le passé ne sont pas effacés. La masse abstentionniste n’est donc pas un ensemble sans contenu ni construction politique. Elle contient des avis, des valeurs, des prises de position. Ils forment autant de points d’appui pour le travail de ralliement à opérer.
Le PS et le PC sont des émetteurs répulsifs dans « la gauche populaire » et radicale au moins aussi violents que le sont les insoumis dans les milieux de « la suite dorée de la bourgeoisie » comme la nommait Karl Marx. Dès lors, ils sont « retenus » par des verrous identifiables. Le déverrouillage peut s’opérer sur des points clef. Par exemple d’abord une attitude et une constance antisystème clairement identifiable et assumée. Ou bien une capacité à tenir bon une position contre toute la nomenklatura médiatico politique. Et ainsi de suite.
Ici le programme des radicalités concrètes est central. Il propose des solutions aux problèmes de survie des gens du commun. Mais il ne suffit pas. La bataille se joue aussi dans les affects politiques. Les liens qui se créent dans les luttes et avec elles, les solidarités internationales, les expressions de compassion et d’entre-aide formatent ces affects depuis toujours en milieux populaires. C’est cet effet d’inclusion que visent les campagnes du Mouvement insoumis de type « caisse de grève », collecte de denrées alimentaires ou de fournitures scolaires, caravane populaire et ainsi de suite.
Au total la thèse de Vincent Tiberj ajoute à notre compréhension du moment et, partant de là, à notre détermination. Ici le vote n’est pas le meilleur sondage d’opinion disponible. Il est en décalage avec l’opinion réelle de la société. L’abstention explique le phénomène et souligne son caractère politiquement significatif. Elle est donc bien l’aire d’expansion du vote de gauche. On sait comment et pourquoi.