Cet article a été publié sur le blog Mediapart de Geoffroy de Lagasnerie
Depuis quelques semaines les attaques insensées que doit subir Jean-Luc Mélenchon illustrent l’effrayante emprise des réflexes de pensée conservateurs dans l’espace public. Les prises de position de Mélenchon fonctionnent presque comme un test pour savoir s’il est possible qu’un politique tienne un discours de gauche et frontal.
Depuis quelques semaines les attaques insensées que doivent subir Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise illustrent l’effrayante emprise des réflexes de pensée conservateurs dans l’espace public et notamment dans des milieux qui se font passer pour de gauche.
Les prises de position de Mélenchon fonctionnent presque comme un test pour savoir s’il est possible qu’un responsable politique tienne un discours de gauche et développe des analyses de gauche sans déchaîner les résistances les plus insensées.
Jean-Luc Mélenchon a récemment mis en question trois instituions : la Justice, la presse, la police. Il a dénoncé la fonction politique de la Justice, désigné des policiers lors de manifestations comme des « barbares », mis en question le traitement médiatique agressif dont il fait l’objet – notamment au Monde – et annoncé qu’il n’accréditerait plus à ses événements publics une vulgaire émission de divertissement du groupe TF1 – sorte de TPMP pour la petite bourgeoisie dépolitisée qui se croit intelligente lorsqu’elle n’est que moqueuse. Immédiatement, de toutes parts, une mobilisation s’est déclenchée contre ses déclarations, présentées comme « populistes », « dangereuses pour l’état de droit », etc.
Pourtant, critiquer l’ordre policier, l’ordre journalistique, l’ordre judiciaire, montrer leurs fonctions politiques, leur manière de faire croire qu’ils sont du côté de la liberté, de l’égalité, de la démocratie, quand c’est précisément, au nom même de ces notions, qu’ils soutiennent dans leur fonctionnement dominant tout ce qu’il y a de plus conservateur, orthodoxe et violent dans le monde social est le minimum que l’on peut attendre d’un discours de gauche. Il n’y a rien d’excessif là-dedans.
Sur la Justice par exemple: Qu’il n’y ait pas dans la gauche un accord spontané avec une mise en question de la fonction conservatrice des juges et des procureurs montre une inversion totale des valeurs. La critique de la Justice est l’un des fondements de la critique sociale de Rusche et Kirchheimer à Sartre et Foucault. On ne peut pas critiquer radicalement la prison et la sélection sociale et raciale des populations qui s’y trouvent sans mettre en question celles et ceux qui les y mettent – c’est-à-dire les juges. Les magistrats, les procureurs passent leur temps à faire des choix, à cibler tel ou tel, à décider de punir ou d’éliminer tel ou tel individu ou groupe et le minimum que l’on puisse attendre d’un discours de gauche est d’en interroger la pratique. Que certains osent dire qu’il faut défendre les magistrats contre les attaques des politiques de gauche est insensé. Après l’affaire Dreyfus, après l’affaire Audin, après l’affaire Jacqueline Sauvage, après l’affaire d’Outreau, avec l’affaire Traoré , avec l’affaire Zineb Redouane, avec la répression des gilets jaunes et des révoltes des quartiers populaires, après toute la sociologie et la théorie critique de la Justice et de la prison comment peut-on ne serait-ce qu’une fois prendre la défense inconditionnelle des magistrats et des procureur dont tout le monde connaît ou devrait savoir les biais, les orientations, les impensés et très souvent les buts politiques ? J’ai vu cet été le film The Happy Prince sur Oscar Wilde où une scène montre sa condamnation aux travaux forcés par un détestable juge anglais. Qui peut après ça défendre les juges? On dira toujours : ce n’est pas la même chose, ce n’est plus comme ça, ça a changé.. Mais c’est exactement l’inverse : Cette scène ne se produit certes plus de la même façon mais sa violence sociale se reproduit sous d’autres formes contre d’autres victimes. A quels mythes adhèrent ceux qui voudraient ériger les magistrats et la Justice comme des institutions non-criticables? Ne montrent-ils pas ici leur adhésion de classe aux idéologies bourgeoises les plus naïves?
C’est la même chose pour la presse. La critique du champ journalistique, de ses fonctions politiques est un point essentiel de la critique sociale d’Adorno à Bourdieu ou Derrida : la fabrication de faux débats, la manipulation des faits, la présentation tendancieuse, les insinuations implicites, les violences symboliques à l’œuvre dans chaque phrase (Abel Mestre au Monde est un maître dans cet art du dénigrement permanent et il suffit de lire ses tweets pour voir l’ hostilité épidermique de cet ancien chroniqueur sportif envers la FI). Par quel étrange retournement de situation peut-on présenter le journalisme dominant comme une valeur, comme une pratique positive qu’il faudrait défendre coûte que coûte (et au nom de la « démocratie » ). Il est très important au contraire de mettre en question le pouvoir journalistique, ses censures et ses coups de forces permanents. Les médias remplissent dans leur immense majorité des fonctions idéologiques extrêmement puissantes. Ça ne veut pas dire évidemment que tout travail journalistique est problématique – Mais ce n’est pas ça la question. Il y a un journalisme hostile à la gauche, hostile à la critique sociale, hostile au combat il est donc normal de le dénoncer, de le boycotter et de le traiter comme un ennemi dans un combat politique. Il n’y a aucune valeur intrinsèque dans ce que font ces gens. Il n’y a aucune raison de se soumettre à leur pouvoir- et on sait comment les journalistes détestent, comme les policiers d’ailleurs, les gens qui mettent en question leur pouvoir. Lorsque le journal d’inspiration bourdieusienne le Plan B avait disparu sa dernière Une était composée de l’image du pipeau et d’un texte qui disait « un journal qui meurt, c’est un peu de liberté en plus. »
Je connais l’argument selon lequel la critique de la justice ou de la presse se retrouve parfois dans les mouvements d’extrême droite. Mais il est très facile de répondre à cette objection : il faut rompre avec ce mode de pensée formaliste, le même qui consiste à dire que quand des antifascistes empêchent un rassemblement fasciste ils se comportent comme des fascistes : il faut penser de manière substantielle et comprendre que lorsque la gauche fait quelque chose ce n’est pas la même chose que lorsque l’extrême droite le fait, c’est même le contraire – puisque cela vise des objectifs politiques antagonistes.
Nous voyons que nous vivons dans un monde très marqué par la droite au fait que des milieux qui se font passer pour progressistes sont contaminés par des réflexes de droite : présenter comme devant être défendues les institutions ou des entités qui jouent un rôle essentiel dans le renforcement de l’ordre socio-politique comme la justice ou le journalisme.
Heureusement, la déclaration de Jean-Luc Mélenchon sur la police a suscité moins de réactions parce que la critique radicale de l’ordre policier et de la façon dont ses pratiques se situent hors de la civilisation et du droit, d’où le mot barbare, est en ce moment bien ancrée dans la gauche à la suite des mobilisations des quartiers populaires et des gilets jaunes sur ces sujets.
On peut bien sûr faire des reproches à Jean-Luc Mélenchon. Par exemple je n’ai pas signé la pétition contre le lawfare parce qu’il me semblait que la rhétorique consistait à limiter la critique de la fonction politique de la Justice aux cas où elles concernent des politiques et ainsi à ratifier implicitement la normalité des autres procédures alors qu’il faut selon moi développer une opposition au fonctionnement général de la justice et ne pas chercher une forme d’exceptionalisme.
Je n’oublie évidemment pas non plus le fait que Mélenchon est resté silencieux lorsqu’un idéologue a assumé une position violemment islamophobe lors de l’université d’été de la France Insoumise et qu’il n’a pas encore révoqué définitivement la ligne nationaliste et autoritaire qui est à l’œuvre dans certaines fractions de ce mouvement.
Mais dans ce climat de régression politique et intellectuelle, il me semble comme Didier Eribon que « quelles que puissent être les divergences intellectuelles et les différences politiques, toute la gauche, tous ceux qui participent aux mouvements sociaux, aux mobilisations, etc. ont un devoir de solidarité avec Jean Luc Mélenchon face aux attaques qui le visent ». Car au délà de Mélenchon en fait, c’est presque la possibilité même d’une pensée, d’une attitude et d’une humeur de gauche qui est en jeu, – c’est-dire la possibilité d’articuler un discours vrai et frontal contre la docilité, la soumission aux institutions et les multiples formes d’abdication idéologique qui en découlent …