Un clou chasse l’autre. L’agitation médiatique a éclipsé trop vite le tableau de la déferlante sociale et économique dans laquelle nous sommes. Les chiffres sont pourtant vertigineux. Le nombre de 10 millions de pauvres en France va bientôt être franchi. Autour, ça ne va pas mieux. Un Français sur trois a subi une baisse de revenus dans la période, 6 millions sont au chômage. Plus de 35 000 destructions d’emplois ont été annoncées depuis septembre 2020. Certes, les 125 milliards de prêts garantis par l’État (PGE) maintiennent l’économie française sous perfusion. Mais une déferlante de faillites est à craindre lorsqu’il faudra les rembourser. Elles feront basculer d’autant plus de personnes encore dans la pauvreté. Celle que produit notre temps d’une façon particulière. À la pauvreté sous-jacente de la société néolibérale s’ajoute dorénavant celle qui résulte de l’effondrement de ce modèle économique. Car pour comprendre ce que la pauvreté veut dire concrètement, il faut s’affranchir d’un regard sommaire sur elle. Le mot nomme une situation qui s’est profondément dégradée. Du coup, en globalisant sa perception, il occulte une large partie de sa réalité concrète. La pauvreté vécue est une situation complexe. Il faut l’analyser pour pouvoir situer les priorités et les terrains au moment d’agir.
Pour bien comprendre ce que nomme la pauvreté, il faut avoir à l’esprit tout ce qu’elle implique. Être pauvre se matérialise dans tous les aspects de la vie quotidienne. Cela signifie d’abord vivre le mal-logement. 12 millions de Français sont mis en difficulté pour garder leur logement. Parmi eux, plus de la moitié subissent la précarité énergétique. 4 millions sont mal-logés, habitants de taudis insalubres et 300 000 sont sans domicile fixe. Être pauvre signifie être confronté à des choix impossibles : se chauffer ou manger. 8 millions de personnes sont bénéficiaires de l’aide alimentaire. Beaucoup réduisent les quantités ou sautent des repas. Dans la sixième puissance mondiale, une personne sur cinq ne mange pas à sa faim. Être pauvre signifie aussi ne pas pouvoir payer ses factures. 20% des Français disent être à découvert chaque mois. 20% disent avoir du mal à payer la cantine de leurs enfants. Les impayés se multiplient.
C’est avec cela à l’esprit qu’il faut ensuite parler d’argent, de niveau de revenus. Les données fournies par le dernier rapport de l’Observatoire des inégalités montrent le visage que prend désormais la pauvreté en France. Le seuil retenu habituellement correspond à 60 % du revenu médian, soit 1063€. Cette somme est en réalité une fortune pour d’amples secteurs de pauvres. L’observatoire retient donc un seuil de pauvreté égal à 50 % du revenu médian. Ce seuil se situe à 885€ par mois. Cette méthode n’efface pas la pauvreté subie par ceux qui demeurent entre ces deux montants. Mais elle permet d’étudier les situations d’extrême pauvreté. Ce sont les plus difficiles à vivre et à cerner.
Car sur 10 millions de pauvres, 5,3 millions survivent avec moins de 885 euros mensuels. La moitié ont moins de 30 ans. 3 millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté. D’après ce rapport, la moitié d’entre eux, soit 1 enfant de France sur 10, grandit dans une famille de très pauvres. Dans ce domaine, les Outremers sont les départements français les plus touchés. Ainsi, un quart de la population réunionnaise vit sous ce seuil d’extrême pauvreté. Une étude de Santé publique France décrit des situations de faim alarmantes. Euphémisme pour ne pas parler de famine. Dans les bidonvilles de Cayenne en Guyane, « l’insécurité alimentaire » est comparable à celle chiffrée par le Programme alimentaire mondial dans les faubourgs de la capitale d’Haïti en 2016. Dans l’hexagone, les écarts à la moyenne de revenus et la situation dans la pauvreté s’aggravent de façon terrible. La Seine-Saint-Denis est le département le plus pauvre de France, suivie par le Nord et les Bouches-du-Rhône. Sept des quartiers les plus pauvres de France sont à Marseille.
Des coupures d’accès aux réseaux essentiels en résultent. En 2019, on recense près de 700 000 coupures ou réductions de puissance d’électricité. Ne pas avoir accès à l’eau est une réalité terrible pour beaucoup de citoyens, notamment ultra-marins. Le réseau est pourri : 1 litre sur 5 se perd en fuites. Quand l’eau arrive, elle peut être polluée à la Chlordécone comme aux Antilles, ou bien marron comme à Air Bel. Quel autre choix quand le budget ne permet pas d’acheter des bouteilles d’eau en plastique ?
Les privations de tous ordres s’accumulent et rendent la vie insupportable. Et tout cela intervient dans le contexte d’une époque bien typée. Nos conditions individuelles et collectives d’existence sont menacées par de grandes perturbations des cycles de la nature. La pauvreté y prend de nouveaux aspects. Car les plus pauvres en subissent déjà les effets. À présent les injustices environnementales et sociales convergent. Les quartiers pauvres sont souvent les plus mal lotis. Les plus pauvres subissent de plein fouet les pollutions. Les deux tiers de la population française exposée aux risques industriels SEVESO habitent en Zones Urbaines Sensibles. C’est-à-dire dans des quartiers populaires déjà accablés par la misère et le chômage. Les maladies chroniques liées à la pauvreté et à l’exposition aux pollutions sont aussi une double peine. Elles augmentent le risque face au Covid-19. L’exemple de la Seine-Saint-Denis est frappant. C’est le département le plus pauvre de l’Hexagone et parmi les plus pollués. Lors de la première vague, le taux de mortalité a battu des records.
Plus que jamais, l’heure ici est aussi à l’entraide. Ceux qui feront ce choix s’en sortiront le mieux. À Marseille les insoumis sont sur le pont. La méthode est celle du « mouvement utile ». Cinq collectes insoumises solidaires ont été organisées pour venir en aide aux plus démunis. L’exemple vient du peuple lui-même. J’ai donc rendu visite aux salariés du McDo Saint-Barthélemy. Dès le 1er confinement, l’ancien fast-food a été réquisitionné par ses anciens salariés et transformé en plateforme de distribution alimentaire. Autour de cette équipe se sont agrégés des dizaines d’associations et de bénévoles. Un projet de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) émerge pour pérenniser la structure. Un modèle d’entraide populaire surgit face à la déflagration économique et sociale. Et face a l’incurie des pouvoirs publics.
Car pendant ce temps, le gouvernement arrose d’argent public les grandes entreprises tout en les laissant démanteler l’outil industriel créateur de biens utiles et de revenus du travail. Au contraire, la puissance publique devrait jouer un rôle de régulateur et de stratège ! C’est à elle de coordonner les efforts pour faire muter le système de production en ne laissant personne sur le bord du chemin. Voilà ce que veut dire le mot « planification » : une coordination générale des efforts en vue d’un objectif commun partagé. Toutes les occasions sont bonnes pour en faire comprendre l’enjeu et pour nous préparer nous-mêmes à le mettre en œuvre. Dès juillet, nous avons mis sur la table notre « Plan de déconfinement économique : pour une bifurcation écologique ». Il liste les grands chantiers d’intérêt général et pourvoyeurs d’emplois pour notre Nation. Ceux-ci poursuivent deux objectifs simultanés. D’une part, réduire les émissions de gaz à effet de serre. D’autre part, éradiquer la pauvreté en améliorant l’accès aux réseaux essentiels du plus grand nombre (alimentation, logement, eau, transports). Tel est le sens d’une écologie populaire conquérante faite de causes communes. La première d’entre elles doit être de permettre à chacun de vivre dignement. C’est notre feuille de route pour 2022.
De son côté, face à cette situation, Castex propose… une revalorisation du SIMC à hauteur de… 0,32 centime par jour. Il la juge lui-même « pas merveilleuse ». Bien-sûr, il rajoute qu’elle « n’est pas négligeable ». Quatre jours d’augmentation pour acheter une baguette de pain. Chacun son monde.