Nous entrons dans une ère d’incertitude écologique. Cela ne vient pas d’une incapacité à savoir ce qui va se passer mais tient à une qualité des phénomènes naturels eux-mêmes. Non seulement leurs développements se font avec des trajectoires aléatoires, mais leurs combinaisons s’opèrent sur des modes totalement nouveaux. Cela est vrai en général mais aussi en particulier. Concrètement, la planète passe d’un état écologique et climatique relativement stabilisé à un autre dont on ne sait rien pour l’instant. Cet entre-deux instable est jalonné de multiples points de bascule. Il sera ponctué d’une série de changements brusques ou d’évènements inhabituels aux durées variables.
On vient de vivre un de ces états avec l’épisode du gel au mois d’avril. Ce mois-là, le gel a été dévastateur. La quasi-totalité de l’hexagone a été touchée. Cela concerne les vignobles, les arboriculteurs comme les champs de colza. L’état des lieux précis des dégâts viendra. Mais on peut d’ores et déjà affirmer que la production agricole française reçoit un rude coup de torchon.
Le gouvernement a débloqué un plan d’urgence d’un milliard d’euros. Mettre des pansements en urgence est indispensable quand rien d’autre n’a pu être mis en place pour éviter la catastrophe. Mais il faut désormais penser le changement car les aléas climatiques se multiplient. Le terme d’ « aléas » illustre à lui seul la notion d’incertitude.
Il faut d’abord comprendre comment c’est arrivé. Les savoirs anciens sont eux aussi affaiblis par les perturbations à l’œuvre car les points de repères basés sur les cycles naturels se détraquent. Certes le dicton nous informe : « En avril, ne te découvre pas d’un fil » Il exprime une réalité météorologique : en France, le gel n’est pas une anomalie. Alors ? Il n’est donc pas le problème en soi. Ce qui l’est c’est l’état de la nature qu’il mord.
De fait l’ampleur des dégâts est une conséquence du dérèglement climatique. Celui-ci accentue les effets du gel. En effet, le réchauffement climatique se traduit par des hivers plus doux. Ces températures plus clémentes ne sont pas une aubaine. Ces dernières semaines en France, il a fait particulièrement chaud. Malgré les apparences et quelques pics de froid polaire, l’hiver 2019-2020 a été le plus doux observé en France depuis… 120 ans ! 240 records ont été battus.
Or, ce réchauffement interfère avec le cycle de la végétation. L’hiver, pour résister aux aléas climatiques, une grande partie des plantes se plongent dans une forme de veille. Le terme exact est la « dormance ». La sortie de cette torpeur doit réunir deux conditions. Il faut d’abord plusieurs semaines de température assez froides. C’est l’hiver. Puis, quelques jours de températures nettement positives. C’est le retour du printemps.
Or, le réchauffement climatique agit sur deux plans. Des températures trop douces en hiver provoquent un réveil de la nature de plus en plus précoce. Les bourgeons une fois éclos sont ensuite particulièrement vulnérables aux températures négatives et au gel qui les accompagne. La catastrophe est là.
Cet épisode dévastateur est appelé à se répéter. Cela ne fait aucun doute. Notre capacité à nous nourrir est directement concernée. Une étude ayant comparé la période 1964-1990 et la période 1991-2015 en atteste. En effet, le rendement des cultures européennes a été certes été multiplié par 2,5 entre les deux périodes. Mais sur la même période, le nombre de vagues de froid en Europe a été multiplié par 14. Le nombre de sécheresses et de vagues de chaleur a été multiplié par 5. Au final, en 50 ans, les pertes de récoltes de céréales ont triplé à cause du réchauffement climatique.
À l’échelle mondiale, le changement climatique a déjà réduit de 21 % la production agricole par rapport à ce qu’elle aurait été sans réchauffement. Nous devons donc prendre le sujet au sérieux. Il s’agit de lutter sur deux plans. De manière évidente, chaque dixième de degré compte. Les scientifiques du GIEC en ont fait la démonstration. La bifurcation écologique de l’économie est donc nécessaire pour ne pas aggraver la situation. Une modification en profondeur du modèle agricole doit contribuer à réduire les émissions de gaz à effet de serre dont il est responsable.
Mais il faut aussi s’adapter à la part d’irréversible. La Science joue un rôle clé pour éclairer la décision politique. En effet, les conditions climatiques et écologiques évoluent. Les cultures doivent donc être adaptées à celles-ci. Nous avons besoin de tirer le meilleur parti des savoir-faire anciens et des connaissances scientifiques actuelles. Il faut identifier et planter des variétés plus résistantes aux variations de températures ou moins gourmandes en eau. Il faut aussi adapter au goût du jour des méthodes d’irrigation aussi traditionnelle que simple: l’irrigation gravitaire. Ce sont des composantes de l’agriculture écologique et paysanne.
Surtout, planifier signifie prévoir. Ces aléas climatiques peuvent l’être. Les anticiper doit permettre aux agriculteurs de faire face le moment venu. Là encore, la Science joue un rôle majeur. C’est le rôle de Météo France. Notre champion national dispose d’un pôle d’agrométéorologie pour cela. Mais il est maltraité depuis des années. La moitié des centres départementaux ont été fermés en 10 ans. Depuis 2012, 20% des effectifs (en équivalents temps plein) ont été supprimés. Tout le monde comprend comment cela nuit aux prévisions. Au bout du compte c’est la souveraineté alimentaire du pays qui est mise à mal.