Pendant trois jours, l’Assemblée nationale a été le lieu d’une intense série de votes portant sur son organisation interne. Ce moment m’inspire plusieurs commentaires que je propose ici. Je préviens : je m’en suis tenu pour cette séquence seulement aux aspects de la représentation politique du pays telle qu’elle s’exprime par ses élus à l’Assemblée nationale. Il va de soi qu’à mes yeux cela est loin de résumer la situation réelle dans son ensemble. En fin de texte j’ai donc rajouté quelques lignes sur le fond de scène écologique et social qui va accélérer la recomposition politique de notre société et de sa sphère politique. Mes commentaires ici ne font donc que décrire la forme que cette recomposition a donné à voir pendant trois jours.
L’intensité de l’épisode à l’Assemblée tenait au fait que la majorité présidentielle n’existe plus. Le parti du Président a été battu aux législatives et n’a plus de majorité politique à l’Assemblée. Le fond de l’air est donc celui d’une crise politique sans précédent. Mais il fallait pourtant réunir une majorité de députés à plusieurs occasions pour attribuer les postes prévus pour faire fonctionner la machine législative. Cette situation a produit d’innombrables reflets dans l’esprit public en même temps qu’elle affichait un tableau politique parfois sidérant, mais tellement significatif.
L’antiparlementarisme ordinaire
D’abord, j’ai lu des commentaires très brutaux et hostiles sur plusieurs réseaux sociaux contre le fait même de ces attributions de « postes ». Ils ne portaient pas seulement sur les coalitions qui se sont formées au fil des heures. Après tout, ce sont là des indignations légitimes puisqu’elles portent sur le sens politique des alliances qui se sont formées. Mais maints commentaires s’en prenaient aussi au simple fait qu’il y ait compétition pour les postes à pourvoir.
Je prends un exemple tiré d’une rapide balade sur Facebook. Ainsi quand « Phong G. » poste en gros caractère : « À l’Assemblée nationale la coalition présidentielle et LR font la courte échelle à l’extrême droite pour, soi-disant, contrer les bolcheviks. L’Histoire se répète. ». C’est une appréciation politique argumentée. Mais aussitôt « Cyrille R. » commente dans un registre qui n’est pas de même nature. « Si plutôt ils commençaient leur travail parlementaire, ah la lutte des places, on n’est pas rendu ! ». Je cite ici ce que j’ai trouvé de plus aimable dans ce registre. D’autres sont bien plus rugueux voir carrément injurieux.
Ce n’est pourtant qu’un exemple parmi tant d’autres d’une attitude qui s’exprime à toute occasion. Deux sortes de rejets aveuglés sont à l’œuvre. D’abord celui de tous les titulaires d’un mandat électoral. Ensuite, un mépris irrépressible pour toute procédure institutionnelle. L’absurdité de la « critique » de « Cyrille R. » que je viens de citer est pourtant évidente : pour que le travail parlementaire commence, il faut que soient pourvues les fonctions qui le rendent possible : présidences de l’Assemblée, questeurs chargés de la gestion matérielle notamment du personnel et ainsi de suite. Mépriser cette étape, c’est déjà mépriser le travail qu’elle rend possible.
Au total, cette attitude manifeste un antiparlementarisme bien répandu dans notre société ! On objectera sans mal que toute élection, à n’importe quel niveau, se présente nécessairement comme une compétition. C’est là l’essence même du combat dans la démocratie. Mais tel est bien, au bout du compte, le sens politique de l’ironie sur « la lutte des places ». Il constitue désormais le réflexe de référence.
Ailleurs, à l’étranger, s’impose un ferme respect. Il dominait aussi autrefois dans notre pays. Cette forme de « populisme », bénéficie d’une complaisance constante de la part de la classe médiatique. Il est vrai que celle-ci y puise une grande part de sa propre inspiration (aussi longtemps que ses intérêts matériels ne sont pas concernés). L’antiparlementarisme est, de nos jours, la porte d’entrée des amis des pouvoirs « forts », c’est-à-dire pour finir des pouvoirs autoritaires. L’antiparlementarisme est un proto fascisme.
Cet état d’esprit, on en connait les refrains. Pour lui toute discussion est un vain bavardage. Par déduction, les intellectuels sont d’absurdes coupeurs de cheveux en quatre. À la fin, on trouve cette scène si significative de la guerre d’Espagne ou entrant dans l’université de Madrid, le chef militaire fasciste crie : « à bas l’intelligence, vive la mort ! ». Je ne plaisante pas.
Certes, je regarde ceux qui méprisent la parole, les tâtonnements de la pensée, et donc les débats de la scène politique, comme des gens dangereux pour une société démocratique. Mais je les vois aussi davantage encore comme des agents de mort. Car paroles et pensées, avec leurs contradictions expriment des réponses à la marche sans but de la vie elle-même. L’esprit s’efforce de mettre en mots la confusion de la réalité pour la penser et pouvoir la maîtriser. La politique est l’espace où se forment, se confrontent et se tranchent les options à propos de cette maîtrise. Ce que l’on nomme la mort est ce moment où l’esprit interrompt sa fonction la plus spontanée : la mise en ordre du réel. Et sa version politique est le moment où le débat et ses contradictions ne parviennent plus à la société. En général le pouvoir d’un(e) seul(e) est le moment de cette coupure.
L’autre entrée ordinaire dans l’antiparlementarisme est de rendre dérisoires les enjeux de la répartition des « postes ». La forme qui se veut habile de ce dénigrement antiparlementaire est de l’opposer aux grandes questions du moment : le changement climatique, la pandémie, l’état du service public, que sais-je encore puisque toute l’actualité peut être proposée ici en alternative. « Comment osez-vous passer un après-midi à élire des questeurs de l’Assemblée alors que la sixième extinction des espèces est commencée ! ». Ou bien : « Pour ma part je me soucie plutôt du chômage que de cette compétition pour des postes ». Bien sûr, n’en soyons pas dupes : il arrive aussi que ce soit une façon, pour l’exclu de la lutte des places ou le perdant, de se donner une posture de hauteur de vue. Peu importe : cela reste la même mort et le même néant pour la pensée politique.
Ce que la lutte des places montrait
Dans la situation particulière des votes de l’Assemblée nationale cette semaine, il y aurait une irresponsabilité particulière à mépriser leurs enjeux. En effet, c’est sous la forme de la « lutte des places » que s’est concentré le tableau des données politiques de la situation.
D’habitude, il s’agit d’une formalité. L’existence d’une majorité le permet. Une grille de savants calculs permet les attributions des postes en fonction de l’importance de chaque groupe. Le plus souvent on procède alors par vote sur une liste unique composée avec l’accord de tous sur la base de ces calculs. Le vote prend alors la forme d’une formalité administrative plutôt que d’un vote politique au sens ordinaire.
Cette fois-ci, elle été rendue impossible par le refus de la NUPES de valider la répartition arrangée par LREM avec le RN à leur seul profit et au mépris de la représentation proportionnelle. Je ne récapitule pas ici la chaîne des désistement et des votes qui ont concrétisé cette nouvelle alliance pour l’instant inavouée. En refusant la liste bloquée que proposait LREM, nous refusions les partages qui résultaient de la nouvelle alliance des réactionnaires. Chaque vote fut donc crucial puisqu’il permettait de mesurer la solidité d’une alliance en cours de construction.
Je pense que nos dénonciations ont payé. Elles ont déclenché des remous d’opinion très vifs sur les réseaux sociaux et dans certains médias. Le lendemain intervenait l’élection du président de la Commission des finances. Le poste est devenu symboliquement significatif puisque le règlement et la coutume veut qu’il soit attribué à la « première opposition ». L’élection prend alors un sens politique : constater quel groupe est en tête de l’opposition.
L’alarme a été vite déclenchée par les réseaux sociaux et certains médias contre cette union de macronistes et de l’extrême droite. Du coup, les macronistes ont été obligé de changer leur tactique. Ils ont dû renoncer à faciliter l’élection du RN. Peut-être savaient-ils aussi combien chez « Les Républicains » et ailleurs, tous les députés n’étaient pas prêts à un tel forfait moral et politique.
La candidature d’Éric Coquerel recueillait vingt voix et il en fallait vingt et une pour départager les trois candidatures NUPES, LR, RN. On a évoqué le retrait du député De Courson pour expliquer le succès de la NUPES au vote. Certes il ne faut rien enlever à son mérite personnel de refuser absolument tout compromis avec le RN. Mais notons le maintien de la candidature LR d’une part, rendant impossible une majorité en faveur du RN. Et sachons bien que la voix donnant la majorité à Éric Coquerel est celle du député autonomiste corse Michel Castellani, en plein accord avec la direction politique de son mouvement.
Les blocs de droite luttent pour l’hégémonie
Ce résultat est un signe encourageant. La nouvelle alliance réactionnaire n’est pas mûre. Elle a besoin du prétexte de la grossière et peu crédible diabolisation de la NUPES et de LFI. Il n’est pas du tout assuré qu’elle soit possible. Elle n’est pas encore prête à s’assumer publiquement comme telle. Mais elle coûte déjà cher aux macronistes en respectabilité aux yeux de l’électorat qui naguère a cru aux appels à « faire barrage ». Si un tel risque est pris par ces messieurs dames, c’est qu’une bonne raison les y oblige. Il s’agit de la compétition ouverte entre eux pour dominer l’espace de la droite dans le pays.
On se souvient comment l’élection présidentielle avait délimité trois blocs politiques de taille à peu près égale, avec onze millions de voix chacun au premier tour. En tête, le bloc de la droite et du centre autour des huit partis qui soutiennent Macron. Ensuite, le bloc de l’extrême droite composé du RN et de Reconquête. Enfin, le bloc populaire contenant sept ou huit formations de toutes tailles avant que soit créée la NUPES.
L’élection législative a changé ce classement en plaçant la NUPES en seconde position. Ces classements ne se résument pas à un podium. Ils fixent l’image du film d’une dynamique. La poussée de la NUPES a été contenue par la porosité électorale entre le bloc des macronistes et celui du RN par des milliers de bulletins blancs et nuls refusant le barrage contre l’extrême droite. Pour autant, rien n’est réglé.
Après les élections législatives, l’un et l’autre savent que la NUPES est en situation de deuxième tour à l’élection présidentielle. Premier problème : empêcher la NUPES de marquer des points de crédibilité d’ici là. Par comparaison, imagine-t-on ce qu’aurait signifié l’élection d’un RN à la tête de la Commission des finances ? Deuxième problème : dans ce contexte qui des deux l’emportera à droite ? Pour résumer, chacun doit à la fois unifier son camp et avancer sur celui de l’autre pour s’assurer une victoire stable. Le terrain d’expansion est le même : la droite LR.
Macron ne domine pas vraiment cet électorat traditionaliste. Il doit impérativement satelliser ce parti, autant pour avoir une majorité à l’Assemblée que pour dominer la prochaine présidentielle. Circonstance aggravante : Macron ne peut plus être candidat en 2027. N’oublions pas que son parti est une fédération sans aucune cohésion idéologique composée de traîtres à leur parti. Son bloc est promis à la volatilisation entre Édouard Philippe et François Bayrou. L’avenir du RN est à l’intersection de la décomposition du bloc macroniste et de la grande valse-hésitation des « Républicains ».
Qu’on le prenne par le bout qu’on voudra, tout revient à une ligne d’action. RN et bloc macroniste savent que leur chance n’existe que s’ils parviennent à dominer l’ensemble de l’espace politique « bourgeois » selon la nomenclature de Palombarini.
La force du RN
Dans cette compétition, la position du RN est relativement la plus forte à cette heure en dépit des apparences. Et on a vu comment, sans aucun accord d’appareil, l’électorat macroniste et LR pouvait laisser élire le RN plutôt que des députés NUPES.
Dans ces conditions, il est clair pour eux tous que le rejet de la NUPES « quoiqu’il en coûte » est un argument. La diabolisation de la NUPES et de LFI lui trace une chemin aussi surement que le fumeux front républicain garantissait n’importe qui d’une élection sans soucis au deuxième tour. Cette diabolisation est donc la voie royale du RN vers le pouvoir. Elle borde le chemin tracé pour amener le RN au pouvoir comme une haie de platane bordait une route de campagne.
Après une intense campagne sur le thème de la peur des rouges qui vont enquêter sur les impôts de chaque citoyens, RN et macronistes se sont pris les pieds dans le tapis de leur coups de billards à trois bandes et la NUPES a gagné le vote. Éric Coquerel (député NUPES-LFI de Seine-Saint-Denis) a été élu président de cette commission.
C’est, dans le contexte, une immense victoire et un immense échec de ceux qui ont tout tenté pour l’empêcher. Le sens politique se serait imposé plus facilement si n’avait pas été monté aussitôt contre Éric Coquerel une infame opération de calomnies sur des « comportements inappropriés avec les femmes ». Opportunément relayée sans retenue, ni enquête, ni vérifications d’aucune sorte, elle a permis de « faire parler d’autre chose ». Une opération de mise en cause d’autant mieux orchestrée qu’elle fut présentée frauduleusement comme venant de « l’intérieur ».
Le journaliste capable de cette allégation n’a pas fait une seconde d’enquête. Sinon il aurait constaté qu’en réalité le « signalement » venait d’une personne candidate haineuse contre la NUPES dans la dixième circonscription de Paris. Précisons qu’elle y a recueilli 0,4 % des voix avec 170 voix.
Autrefois, journaliste était un métier même quand on avait été président des étudiants macronistes à Sciences Po comme c’est le cas du faiseur d’embrouilles qui interrogeait sur ce mode accusatoire Éric Coquerel sur BFM. Pourtant, je ne crois pas que le sens politique de sa victoire ait été totalement défiguré par cette manœuvre. Ni que les traces de la collusion entre LREM et RN ait été effacée dans l’esprit public.
La méthode utilisée contre Coquerel est cependant dorénavant un marqueur qui conduit nombre d’entre nous à réviser leur point de vue sur la façon de mener la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Il est urgent de débarrasser cette mobilisation des personnes qui en ont fait un moyen d’instrumentalisation de leurs rancœurs politiques contre LFI. Mais c’est une autre histoire. Et je dirai clair et net mon avis dès que j’aurai la pause indispensable pour le faire à tête froide plutôt que dans l’écœurement où je me trouve après cette vile bassesse contre Éric Coquerel.
Et le fond de scène ?
Tout ce que je viens de détailler s’en tient aux seules logiques des dynamiques politiques à la surface institutionnelle de la vie politique. J’en ai prévenu en commençant mon propos. Mais évidemment l’action politique des partis est très profondément dépendante des mouvements de la société.
En temps « ordinaire », cette relation fonctionne assez souplement. L’une s’ajuste à l’autre en douceur et chacun poursuit ses objectifs tanto en convergent tantôt en s’ignorant. Sans reprendre l’histoire depuis des années pour montrer comment cette capacité d’adaptation s’est exprimée, j’en reste aux traits simplifiés du moment actuel pour conclure mon coup d’œil sur lui.
La scène de la représentation politique a explosé en 2017. L’émergence des trois blocs politiques l’atteste. Dans cet univers profondément instable, la société entre dans une phase d’agitations. D’abord parce que le néolibéralisme triomphant a épuisé sa dynamique. Les dégâts de toutes sortes se voient davantage que les acquis promis. Les conséquences en sont innombrables. Je n’en pointe ici qu’une car elle fait apparaitre comment une crise devient un phénomène global de société.
La classe moyenne supérieure est entrée dans un doute existentiel et son appui au système économique où elle trouvait sa place, cruciale pour le maintien de ce système, est mis en question. C’est le phénomène qui produit notamment « la grande démission » des cadres et à « la fin de l’ambition » pointée par les enquêtes sociologiques et médiatiques. Les dévastations prévues avec l’arrivée de l’intelligence artificielle dans les métiers hier considérés comme hautement qualifiés vont aggraver la tendance.
Ensuite, la prise de conscience de la crise écologique s’approfondit de tous côtés et notamment dans la très jeune génération. Elle disqualifie le système qui en tire des profits. Elle répand une idéologie collectiviste assez spontanée.
Enfin, dans l’immédiat, arrive l’augmentation générale des prix. Elle résulte à la fois de la dislocation des chaînes de production de la période ultra libérale et des aspects les plus brutalement cupides de la spéculation. Ce fait va mettre en mouvement des millions de gens pour récupérer ou sauver leur pouvoir d’achat.
Qui paiera le rattrapage ? Les profits ou les conditions de vie des gens ? Cette question devient incontournablement concrète et nullement idéologique quand il s’agit de payer le repas de vos enfants. L’inflation est un puissant activateur de la lutte de classes. Peut-être le plus puissant. Et cette agitation de fond va organiser les mois à venir. Elle va donner son tempo à la vie des institutions et à la représentation politique qui les animent.