D’où vient la nouvelle bataille du rail ?

Mercredi 8  juin, les cheminots en lutte ont coincé à quai, Gare du Nord, la coupe de l’Euro. Ils ont ainsi empêché les mômeries couteuses de la direction de la SNCF. Elle voulait se parer de l’attractivité de l’Euro de foot pour se donner une image sympathique et faire oublier ses brutalités contre le statut de ses salariés. Alors, le mouvement social dans les chemins de fer a fait de nouveau couler beaucoup d’encre hostile. Bien sûr, une fois de plus, les « analystes », « chroniqueurs » et autres griots du système en restent à ce qui leur coûte le moins d’efforts et de travail d’information personnelle.

La plupart, sinon tous, ignore tout du dossier. Ce n’est pas mon cas puisque je le suis depuis la lointaine loi séparant le réseau et les trains au début des années 90. Restent donc les refrains du vocabulaire médiatique de guerre sociale contre ceux qui « prennent en otage » « refusent les compromis déjà signés par la CFDT et les syndicats “réformistes” », « ne savent pas arrêter une grève » et blablabla. Aucun des chiens de garde ne fait l’effort de placer cette lutte dans son contexte européen qui pourtant en explique les tenants et les aboutissants. C’est pourtant bien dommage car la semaine même où tout cela se déchaînait, le Parlement européen votait un rapport d’autosatisfaction sur les progrès de la privatisation du rail en Europe qu’il mettait à son actif…

Car comme pour la loi El Khomri, le point de départ de la pagaille et de la bataille sociale du rail est en Europe. C’est à dire à la Commission Junker. C’est depuis cet endroit vénéneux pour les services publics que se planifie depuis plusieurs années la destruction de l’acquis ferroviaire des peuples. Le refus des syndicats de combat s’explique fondamentalement par le fait que l’accord d’entreprise proposé par la direction et encouragé par le gouvernement français instaure en France le cadre qui permet le déploiement de la nouvelle Europe du rail. Cette Europe des entreprises privées de chemin de fer et de leur compétition pour acheter des créneaux horaires juteux et faire circuler leurs trains privés sur les axes eux-mêmes juteux en clientèle. Cette clientèle étant souvent une clientèle captive obligée du rail entre deux destinations essentielles, on devine qu’il s’agit d’une véritable mine de profits. Je vous raconte cette histoire.

Le 19 avril dernier, la Commission européenne et le Parlement européen ont conclu un accord sur «  l’ouverture des marchés de passagers du rail domestique dans les États membres et le renforcement de l’indépendance des gestionnaires d’infrastructures ». Il s’agit du « quatrième paquet ferroviaire ». Ce « 4ème paquet de libéralisation du rail » s’inscrit dans la continuité des précédents « paquets » qui organisent la révolution libérale contre les acquis du peuple. Il a lieu à la suite de l’ouverture du marché du fret domestique et international (1er et 2ème paquet ferroviaire) adoptée en 2002 et 2004, ainsi que l’ouverture à la concurrence les services commerciaux internationaux de voyageurs (3ème paquet ferroviaire) adoptée en 2007. Sur tous ces textes je me suis déjà longuement exprimé dans ce blog. Voyons l’actualité immédiate.

La Commission a proposé en 2013 de créer « les bases de l’émergence d’un marché ferroviaire européen, essentiel à une industrie compétitive qui a du mal à résister à la concurrence des autres modes de transport ». L’accord a été validé par le Parlement européen. Les députés EELV, alors au gouvernement de Jean-Marc Ayrault avec Cécile Duflot, avaient voté les textes précédents. Ils ont de nouveau voté pour cette « réforme », à la remorque du PS. Puis le rapport a été approuvé ensuite par les 28 représentants des États lors d’une réunion du Conseil des ministres européens le 28 avril dernier. Cet accord doit être mis en œuvre dès l’automne 2016. Voilà la racine de la précipitation et de l’intransigeance patronale et gouvernementale sur le sujet. En toute hypothèse, l’accord impose partout dans les 28 États « que les entreprises du rail auront le droit d’exploiter des services sur l’ensemble du réseau de l’UE à partir de décembre 2019 ». Puis, à partir de 2023, « les autorités compétentes devront procéder à des appels d’offres ouverts à toutes les sociétés européennes du secteur pour les contrats de service public ». Concrètement, en France, la SNCF devra ouvrir ses lignes TGV à la concurrence à partir de 2020, puis ses lignes sous contrat de service public (c’est à dire TER et Intercités) à partir de 2023. Dans l’intervalle, chaque entreprise nationale devra devenir une compagnie parmi d’autres au diapason des normes de la compétition que l’on devine avec les entreprises low cost qui ont déjà surgi et celles qui s’y préparent.

L’objectif annoncé du « 4e paquet ferroviaire » est d’ouvrir « un nouveau chapitre de l’histoire des chemins de fer européens ». La commissaire en charge du dossier, Violetta Bulc, ne prend aucune précaution de langage sur son objectif. Elle souhaite l’émergence de « nouveaux modèles commerciaux comme les services ferroviaires à bas coût », appelant même à la création d’un « EasyJet du secteur ». Le modèle ici c’est ce qui s’est fait en République tchèque avec le LEO Express. Un pitoyable un retour en arrière vers la situation chaotique du 19ème siècle qui a justifié ensuite la nationalisation dans tous les pays concernés. La Commission européenne, à l’origine de la proposition en 2013, s’en félicite par avance : « L’ouverture progressive du marché devrait donc améliorer les performances des services ferroviaires ». Car, selon elle, « les entreprises ferroviaires historiques n’auront d’autre choix que de devenir plus compétitives pour faire face à la concurrence des nouveaux arrivants », ajoutant que « la fin des monopoles et l’introduction des marchés publics encourageront les opérateurs ferroviaires à mieux répondre aux besoins de la clientèle et à améliorer la qualité de leurs services et le rapport coût-efficacité de ces derniers ».

À partir de ce genre de certitude dogmatique, il s’agit, selon la ritournelle de rigueur dans ce genre de dossier, « d’éliminer les derniers obstacles à la création d’un espace ferroviaire unique européen ». Dans les faits, il accentue en effet de manière totale la logique de mise en compétition européenne des activités de transport ferroviaire. Il impose le principe de l’ouverture totale et de séparation entre les activités de gestion du réseau et les activités de transports de personnes et de marchandises. Dans ces conditions, les « règles sociales minimales dans le secteur du transport ferroviaire » que la directive prétend impulser sont, comme leur nom l’indique, « minimales ».

Ici intervient la logique de la loi El Khomri : ces règles minimales seraient négociées dans l’entreprise sans ingérence de l’État et s’imposerait autant par rapport au statut national qu’à la Convention collective de branche pour les salariés qui en relèvent. Elles pourraient même bien vite devenir des règles « à la carte » au sens littéral. C’est-à-dire que ce serait selon le segment de créneaux horaires et de compagnies utilisatrices. Évidemment aucune norme générale ne pourrait s’appliquer à toutes les compagnies ni à toutes les catégories de salariés. En effet, du fait de l’ouverture à la concurrence du secteur, les organisations syndicales et les principales entreprises du secteur du rail, réunies au sein de l’Union des transports publics (UTP), doivent établir le cadre social minimal qui prévaudra pour les 170 000 salariés de la branche (dont 148 000 pour la SNCF) lors de l’ouverture du secteur ferroviaire à la concurrence. La future convention s’appliquera ainsi aux entreprises dont l’activité principale est le transport ferroviaire de marchandises et de voyageurs, la gestion des lignes et maintenance des voies quand des trains circulent, ainsi que celles assurant la maintenance du matériel roulant (hors réparation).

Pour l’instant il ne s’agit que de cela. Mais c’est déjà beaucoup. Et on voit la direction prise. Or, les négociations autour de cette convention, lancées en 2013 n’atteignent pas l’unanimité et pour cause ! La Convention favorise le dumping social entre compagnies exploitantes et donc entre salariés. Ainsi la convention prévoit de faire passer de 22 à 14 par an les dimanches non travaillés, et de 52 à 30 les jours de repos double. De plus, la durée du repos journalier diminuerait par rapport à celle en vigueur et aucun week-end ne serait garanti par an. Ou encore l’extension de la zone de résidence des agents qui pourraient avoir à parcourir jusqu’à 50 km pour prendre leur service… Et combien d’autres exemples de la régression sociale qui s’annonce pour les travailleurs du rail !

Bien sûr, le « 4ème paquet » vise précisément à déposséder les autorités nationales de leurs dernières possibilités d’action en matière de politique de transport ferroviaire en interdisant tout soutien au service public. Et c’est cette logique d’ensemble que commence à mettre en œuvre « l’accord » que la SNCF cherche à imposer ces jours-ci. Cette mise en concurrence généralisée des compagnies de chemin de fer et des catégories de salariés n’a jamais fait une politique socialement, économiquement ou écologiquement efficace. Les mesures qui visent à l’approfondir ou à l’aménager vont aggraver la situation du transport ferroviaire européen, déjà très mal en point.

En soutenant les cheminots en lutte, on peut s’opposer à cette destruction totale des acquis français en matière de service public ferroviaire. Il est donc vital de les entourer de soutien et de participation.

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