Depuis longtemps, très longtemps, le 11 Novembre fonctionne pour moi comme la Toussaint pour les autres. Car en bout de chaîne d’une famille pied noir éparpillée par le rapatriement, aucune tombe en particulier ne me retient ici plutôt que là en famille. Longtemps, j’attendais aussi le 11 Novembre pour me donner le droit de mettre le manteau. Sinon, je l’aurais enfilé bien avant cela. Tels sont les frileux. Je ne peux donc pas savoir comment se passe la Toussaint pour ceux qui vont dans les cimetières où reposent les leurs. Mais je sais ce qu’est devenu pour moi le 11 Novembre.
C’est avant tout ce moment d’effroi glacé, quand on lit la liste de ces hommes tués par centaines de milliers. Au petit cimetière de Massy, sur le mont Gaudon, où j’ai commémoré ce jour pendant près de vingt ans, l’un lisait la liste, nom après nom et l’autre ajoutait après cela « mort pour la France ». Terrible et lugubre litanie. La longueur de la liste brouillait jusqu’au sens des mots. « untel ! » « mort pourlaFrance », « untel » « morpouraFrance ». Les mots, à leur tour engloutissaient les morts comme une fosse commune indistincte. Puis on sonnait « aux morts ». Et après la trompette et le roulement du tambour, le silence. Et enfin éclatait une Marseillaise libératrice.
Cette fois-ci, à Marseille, l’hymne national était bien chez lui devant le monument aux morts. J’ai vécu ce moment comme une façon d’entrer plus avant dans ma nouvelle famille. On n’a pas lu la liste des morts un par un. Sans doute parce que ce n’est pas l’usage. Et la ville étant si grande et peuplée, je crois que cela serait sans doute impossible. Quand la musique de la légion sonna « aux morts » un coup de vent roula comme des confettis de petites feuilles mortes si jaunes qu’elles avaient l’air brillantes. Un silence paisible a préparé l’éclat des notes du chant national. Et comme après une apnée, je respirai de nouveau en chantant à pleins poumons.
Comme à chaque fois, cette Marseillaise là me hérisse le poil. C’est celle de la victoire bien sur. Mais je sens passer comme une ombre sur le soleil la vague glaciale des millions de voix qui se sont tues, qu’il s’agisse de mourir dans la boue des tranchées, les barbelés du champ de bataille, la peur d’être seul pour finir, de se voir déchiqueté, ou qu’il s’agisse de souffrir l’annonce déchirante de la mort d’un sien, le fils, le mari, le fiancé, le frère, le père.
Alors dans ce gouffre des misères qui s’empilent, la pensée se tend encore davantage comme un arc vers ces pauvres diables héroïques, les « fusillés pour l’exemple ». Ceux qui ne voulaient plus y aller. Car nous parlons de 1917. La révolte court les cantonnements. La guerre n’est plus supportée. Dans les tranchées allemande aussi, l’envahisseur retrouve son cœur populaire et veut la paix. L’absurdité de la tuerie éclate aux yeux de chacun. On connaît la révolution qui a lieu en Russie. Partout se déclenchent des révoltes pour mettre fin à la guerre, comme on l’a fait là bas. Car on ne doit pas l’oublier un seul instant : la révolution russe est d’abord la réponse à la guerre sans fin. Elle a commencé par des manifestations de femmes pour la paix en février 1917. Elle est le premier point du programme bolchevik. À l’inverse, la peur de la révolution est le fil conducteur de la caste de l’époque dans ces mois de 1917 où Pétain a les pleins pouvoirs pour faire juger sans recours et fusiller sans possibilité de grâce.
Ici est la face cachée du récit national, et du silence politique qui a étouffé si longtemps les voix des nôtres, les insoumis des tranchées, celle des êtres qui savent dire « non » quand il le faut, quel qu’en soit le prix.
À cet instant à Marseille, cette catharsis, comme toutes celles qui ont à voir avec la mort, convoque toujours aussi le souvenir des siens. Je ne méprends pas sur le sens de l’intensité de ce que je ressens alors. Mais la tête politique ici se fait plus humaine et empathique que jamais. La guerre totale, la guerre industrielle qu’avait pressenti Jaurès, écrivait son premier tome abominable. Les Allemands feront pire au second.
Étant jeune homme, après 68, aucune commémoration ne me parlait, sinon celle du 8 mai, anniversaire de la capitulation sans condition du nazisme. Sans doute parce qu’il s’agit d’une histoire dont les protagonistes étaient encore largement représentés autour de nous. Et parce que la sympathie toujours vive que je ressens pour le peuple russe me faisait penser aux vingt cinq millions de morts que ce peuple a dû subir pour libérer le continent des troupes de Hitler. Mais avec ma première élection, le devoir me conduisit aux monuments aux morts le 11 novembre. J’y suis toujours retourné depuis.
Avant cela, jeune directeur de cabinet municipal, j’avais du écrire mon premier discours pour le maire en vue de la commémoration au monument aux morts. C’était un dirigeant CGT. Il m’a demandé d’écrire à la mémoire des fusillés pour l’exemple. Je le fis. Sans hésitation, il lu et rajouta encore de son cru. Des porte-drapeaux roulèrent leurs étendards pour protester. Ainsi dans ce petit matin plein de brumes froides, je vis et je compris ce qui avait eu lieu à l’époque et ensuite, quand les familles des fusillés « pour l’exemple » furent emmurées dans un déshonneur officiel. Et pourtant, comme il fallait être courageux aussi, et peut-être plus que d’autres encore, pour oser la révolte. Car les « mutins » savaient que la rébellion était punie de mort. Maudite soit la guerre et ceux qui en sont responsables !
Au Mont Gaudon de Massy, on fleurissait les tombes des soldats « morts pour la France » et on les décorait de drapeaux tricolores. Ainsi la méditation annuelle sur la guerre m’a-t-elle travaillé d’année en année. Ces listes terribles, j’ai pris l’habitude d’aller parfois les voir aux monuments des villages et des villes que je traverse, lorsque la circonstance le rend possible. Et même, une fois, en 2013, à Barbaste dans le grand Sud-Ouest, après avoir participé à la cérémonie municipale, j’ai fait ensuite une conférence politique sur le déclenchement de la guerre.
Ainsi ai-je fait mien, de la sorte, dose après dose, quelque chose de fondamental concernant notre pays. Je vois la moisson sur pied du premier mois de la guerre quand les hommes sont partis au front en laissant aux femmes, aux enfants et aux anciens tout le poids du travail aux champs. On dit qu’ils partirent la fleur au fusil. Je ne sais pas. Car quelques semaines avant avaient eu lieu la plus grande manifestation ouvrière contre la guerre. Mais la France d’alors est d’abord paysanne. Et Jaurès a été assassiné. Aucune stratégie de lutte pour stopper la guerre n’est plus proposée. À la stupeur générale, les députés socialistes allemands ont voté les crédits de guerre au lieu de lancer la grève générale comme convenu. La guerre n’est possible que par ce début qu’est la défaite du mouvement ouvrier de l’époque. La trahison du socialisme allemand, la division des partis de l’Internationale, l’assassinat du tribun qui incarnait l’appel à la raison et la résistance à la folie guerrière, il a fallu tout cela pour rendre possible la tragédie que le capitalisme portait en lui « comme la nuée porte l’orage ». Il faut que l’heure du souvenir soit aussi celle de la mémoire politique. La mémoire qui permet à la vie d’être davantage qu’un instinct, et à notre histoire d’être davantage qu’une fatalité.