Le peuple et le « mouvement »

La description matérielle et « réaliste » du peuple que j’opère a une conséquence sur les autres compartiments de la doctrine d’émancipation qui doit à présent se déployer dans toutes ses applications. En particulier pour savoir quelle forme prend l’organisation politique correspondant à cette réalité sociologique nommée « peuple » après l’ère de « la classe » (et de son parti) comme accoucheur de l’Histoire. Il existe de nombreux textes établissant le diagnostic de la fin de la « forme parti ». Ils décrivent bien. Mais ils proposent peu sinon par des formules tellement générales qu’elles semblent sans réalité concrète. Du coup « le parti » apparait à chacun comme la forme la plus protectrice, même si c’est en se disant « faute de mieux ».

Et de fait c’est vrai. Seuls les partis ont été les acteurs de la permanence de l’action et de la conservation de la mémoire de l’expérience de notre combat. On connaît les conséquences tragiques de bien des auto-dissolutions. La dissolution du PCI (parti communiste italien) n’a donné aucune renaissance des idées et des pratiques progressistes en Italie. Au contraire. L’auto-dissolution du MIR chilien (mouvement de la gauche révolutionnaire) est un désastre de même ampleur si l’on voit ce qu’est devenue la gauche officielle dans ce pays. Mais à l’inverse, dans les faits, il y a longtemps que la permanence et la mémoire conservées sont visiblement conditionnés par les intérêts de ceux qui en sont dépositaires.

Je ne veux pas ici avancer davantage sur cet aspect. Le moment venu, il occupera bien assez nos conversations. Le moment venu ? Ce sera bien sûr celui de la recomposition générale qui va suivre le choc de la présidentielle de 2017, soit parce que nous aurons gagné soit parce que nous serons la première force face aux droites extrémisées. Ce n’est pas le plus décisif cependant à cette heure-ci. Ce qui compte, c’est ce que nous entreprenons avec « La France insoumise » pour traduire de façon concrète la conséquence de notre entrée dans l’âge de l’ère du peuple à l’époque de l’anthropocène.

Au siècle où les humains n’étaient « que » deux milliards, il y avait le « parti de classe ». Il était nécessairement aussi délimité que l’était « la classe » elle-même dans une société où elle n’était nullement hégémonique. En fait, les ouvriers constituaient une sorte d’archipel dans un océan de paysannerie et de travailleurs indépendants de la boutique et de l’artisanat. Sa verticalité correspondait à une organisation du travail lui-même. La centralisation découlait des moyens de transports et de communication autant que comme reflet de la centralisation de son adversaire. Bref, le « parti de classe » correspondait à une réalité sociale et matérielle qui s’est elle-même dépassée de toutes les façons possibles. L’émergence du « peuple » comme catégorie sociale protagoniste face à l’oligarchie de la période du capitalisme financiarisé dominant appelle sa forme spécifique d’organisation.

Cette forme, c’est le « mouvement ». Il peut disposer des moyens d’être représentatif de cet ensemble globalisant qu’est le peuple en réseau de notre époque. Et cela, sur le plan matériel et concret grâce aux moyens techniques des plateformes numérisées internet. Elles-mêmes étant une des applications de la généralisation du numérique, caractéristique de notre temps comme l’ont été l’automobile, la traction électrique et que sais-je encore dans l’épisode précédent. De la sorte, on trouve trois niveaux de définition du peuple. D’abord la multitude, homo urbanus, c’est-à-dire la population vaquant à ses mille et une occupations diverses et parfois opposées. Ensuite le peuple se mettant en mouvement sur ses revendications. Enfin le réseau qu’il constitue dans, par et pour l’action. Ces trois mots désignent trois états d’une même réalité. Ce n’est pas si rare. Le liquide, la glace et la vapeur sont trois états physiques d’un même corps, l’eau, en fonction de son degré de température. Et cette température, ce n’est jamais que la mesure de l’agitation des molécules qui la constituent.

La Convention à Lille, comme je l’ai déjà décrite était un lieu autant qu’un moment de cette réalité « sans bords » qui unit le mouvement et le peuple dont il est issu. Il l’exprime en le donnant à voir. Ce « donné à voir » des invisibles était le fil conducteur de cette assemblée. Et durant les onze heures de transmission en streaming, l’articulation entre cette salle, ses mises en vues et les participants qui regardaient et intervenaient par sms et tweets se mesurait dans le nombre des connexions fluctuant d’un instant à l’autre. Rien de tout cela n’est de la « com ». C’est de la pure politique.

C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre une bonne partie de ce qui nous oppose à d’autres composantes en ce moment. « La France insoumise » n’est pas un parti parmi les autres. C’est un label commun pour une action commune. Ce n’est là pas une idée si complexe. Par exemple certains font des « appels » (par exemple « l’appel des cents ») qui portent un nom de référence que chacun cite chaque fois quels que soient son origine politique ou ses raisons d’être là quand il veut se référer à l’action. Il en va de même avec « La France insoumise ».

Évidemment, ce label désigne l’action commune sur un objectif très ample : porter une candidature à l’élection présidentielle et avec elle un programme pour transformer le pays. À l’évidence, une telle action inclut des centaines d’activités très diverses et donne une complexité d’exécution qui demande des moyens d’organisation et des financements de grandes ampleurs. Compte tenu de l’enjeu, cette action a aussi un caractère très structurant bien au-delà des cercles qui l’animent. La mentalité, les engagements citoyens de type les plus divers s’y réfèrent de manière de plus en plus massive à mesure qu’on s’approche de l’élection et modifient tout leur environnement. Et compte tenu de la nature de l’élection, c’est toute la réalité politique qui est en état d’être transformée. C’est pourquoi le mouvement est une formule dont le contenu se précise à mesure que l’action avance. Il se précise d’après les nécessités de l’action. Cette démarche implique bien des conclusions concrètes. Je ne peux en faire le tour ici à présent.

Je veux mentionner seulement ceci : le strict respect de la nature du processus est la condition de son déploiement maximal. Et de cela je ne tire encore qu’une conclusion : rien des attributions d’un parti n’a de place dans un mouvement de cette sorte. Les volontaires y entrent et sortent librement. Chaque personne définit elle-même la forme et l’intensité de son engagement dans l’action et les modalités de celle-ci. Le mouvement n’a pas à être « démocratique » au sens basiste que souvent on donne à ce mot dans les organisations politiques où l’on doit alors affronter le climat de confrontation des courants et des textes qui les fondent avec les votes contradictoires, et pour finir des gagnants et des perdants. Le souci du mouvement c’est d’être aussi collectif que possible, aussi incluant que nécessaire, aussi poreux que possible. Il ne peut en être autrement.

D’ailleurs le mouvement inclut non seulement des individus mais aussi des groupes et même des partis dans ce que nous avons appelé faute de mieux « l’espace politique » où se retrouvent les représentants des partis politiques qui participent ou soutiennent l’action. « La France insoumise » est donc un label et, de fait, une organisation en vue d’une action et « seulement » cela. Elle n’annule aucun engagement pris par ailleurs par qui la rejoint. Il n’y a pas de carte. Il ne peut y avoir des cotisations mais seulement des participations financières à l’action c’est-à-dire des dons ou des versements réguliers pendant la durée de celle-ci. Il n’y a pas d’autre discipline que celle de l’action, c’est-à-dire celle que chacun s’impose dans l’action individuelle ou collective.

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