L’apprentissage à 14 ans : une triple erreur

Intervention en séance du Sénat, à l'occasion de la discussion du budget de l'enseignement scolaire

Jeudi était présenté au Sénat le budget de l'éducation nationale. Dans ce budget il y a le budget de l'enseignement scolaire. C'est à dire tout sauf le supérieur. C'est le premier budget civil de la Nation. On examine ça en quatre heures. Mes collègues socialistes m'ont donné dix minutes de temps de parole sur le maigre total dont disposait notre groupe (quarante minutes). J'ai compris qu'on comptait sur moi. Je suis donc monté à la tribune avec mon plan. J'ai fait le travail d'explication sans me lire ce qui est souvent plus efficace. Et ça me permet de voir lmes réactions de ceux à qui je m'adresse? La j'ai bien vu que même des élus de droite sont ébranlés sur cette histoire absurde d'apprentissage à quatorze ans. Je crois que nous n'aurons pas de mal a revenir là dessus si nopus revenons au pouvoir.

Si mon discours vous convient n'hésitez pas à l'utiliser de toutes les façons qui vous paraissent utiles. Je le cale donc a la suite de cette introduction.

"Monsieur le Président, monsieur le Ministre, mes chers collègues,
le groupe socialiste m'a confié le soin d'interpeller le Gouvernement ? et de lui faire part de nos observations – sur l'apprentissage. C'est, vous en conviendrez, un sujet d'actualité. J'évoquerai la place singulière de cette voie dans l'accès au métier. Puis je ferai naturellement le lien avec la situation de l'enseignement professionnel."

Le ministre De Robien a fait sa réponse aux orateurs à 23 heures trente. La séance a été interrompue et reprise dans la nuit qui a suivi....
Le ministre De Robien a fait sa réponse aux orateurs à 23 heures trente. La séance a été interrompue et reprise dans la nuit qui a suivi….

Sur une telle question, nous devons, me semble-t-il adopter une démarche non pas idéologique ? et encore moins fanatique ! ? mais réaliste, pragmatique et fondée sur des faits concrets.
Pour notre part, nous ne mythifions pas l'apprentissage. Nous ne le décrions pas non plus. Aujourd'hui 350 000 jeunes sont concernés. Cela réussit à un certain nombre d'entre eux. Mais il est pour autant inutile d'idéaliser cette voie d'acquisition du savoir professionnel. Nous devons interpeller l'apprentissage, comme d'ailleurs toutes les autres voies de formation et d'enseignement. N'occultons pas certaines réalités.
D'abord celle-ci : 25 % des contrats d'apprentissage sont rompus avant leur terme. Ensuite celle là : le taux de réussite d'une jeune en apprentissage à l'examen du CAP est de deux points inférieur à celui d'un élève scolarisé en établissement d'enseignement professionnel. La différence s'élève même à dix points lorsqu'il s'agit du BTS ! Par conséquent, nous ne devons pas porter l'apprentissage aux nues. Il faut au contraire nous interroger sur ses carences.

A cet égard, je vous suggère d'observer les mutations récentes des pratiques d'apprentissage. De la même manière que le modèle scolaire a évolué vers un enseignement en alternance de plus en plus affirmé, dont il serait d'ailleurs utile de dresser le bilan, l'apprentissage a en quelque sorte, progressivement « scolarisé » une part croissante du parcours proposé aux jeunes. Cela résulte non pas de vues idéologiques, mais des transformations récentes du contenu des métiers, où le niveau d'exigence culturelle est de plus en plus élevé. Par conséquent, la vocation traditionnelle de l'apprentissage – reproduire le geste professionnel ? ne s'applique au final qu'à un nombre relativement restreint de métiers. Aujourd'hui, le geste professionnel ne peut pas en effet se passer de certaines exigences de connaissances abstraites. Cela exige des séquences d'enseignement général, avec une pédagogie adaptée. Il est donc vain d'opposer la voie classique de l'enseignement professionnel à celle de l'apprentissage.
Certains de nos collègues pensent que l'on apprend sur le tas. Bien sûr ! Notre vie entière est, d'un certain point de vue, un apprentissage sur le tas. Toutefois le savoir ne suinte pas des murs de l'usine et ne jaillit pas de la machine vers le cerveau de son utilisateur ! Or les machines sont de plus en plus complexes et, par conséquent, les savoirs préalables à leur usage le sont également. C'est pourquoi nous devons adopter à propos de l'acquisition de ces savoirs, je le répète, une démarche réaliste, fondée sur des faits concrets. Avant d'organiser le basculement vers l'apprentissage de 150 000 jeunes supplémentaires, ainsi que le prévoit le plan Borloo ? le nombre d'apprentis passerait ainsi de 350 000 à 500 000 ! ? il serait, me semble-t-il, utile de faire le point sur les réalités, les performances et, comme certains l'ont dit abusivement, la « productivité » de cette voie. Celle-ci est en effet plus coûteuse que les autres voies de formation professionnelle.

Serge Lagauche est le coordinateur socialiste de la commission culturelle  où sont traitées les questions d'éducation. Et Yannick Bodin (premier plan) est le plus souvent notre chef de file sur ces questions.
Serge Lagauche est le coordinateur socialiste de la commission culturelle où sont traitées les questions d'éducation. Et Yannick Bodin (premier plan) est le plus souvent notre chef de file sur ces questions.

En instituant l'apprentissage à quatorze ans, vous commettez, me semble-t-il, plusieurs erreurs. Tout d'abord, que vous l'admettiez ou non, vous butez sur un fait : permettre l'apprentissage dès l'age de quatorze ans, c'est abaisser du même coup la limite de l'obligation scolaire ! L'apprentissage ne relève pas, en effet, du statut scolaire, mais du code du travail. Les jeunes changent alors de condition. C'est contre productif. Tous les pays du monde tentent d'allonger le temps de scolarisation des jeunes, non de le raccourcir ! Depuis ce matin, vous affirmez que les jeunes, ce qui est nouveau, pourront choisir au fur et à mesure du temps, alors même qu'ils sont de très jeunes adolescents, âgés de quatorze ans à peine, de se rendre soit à l'apprentissage, soit au collège. En fait les jeunes que vous visez seront davantage précarisés. Car la possibilité de réfléchir, de décider, de faire un tel choix sereinement n'est pas offerte à tout le monde aussi facilement qu'on le croit. Je vous demande d'y réfléchir. Souvent, en effet, on considère, dans cette assemblée, l'apprentissage comme un recours pour les jeunes qui, dans l'enseignement général, seraient, en quelque sorte, les moins « bien dans leur peau ». Certes, certains d'entre eux ont des raisons pour se trouver dans une telle situation. Je n'en discuterai pas les raisons ici. Mais l'apprentissage ne peut accueillir les éléments les plus instables de l'enseignement général. C'est là une vue de l'esprit. Pour devenir apprenti, il faut être courageux et très travailleur. Il faut en outre témoigner d'une certaine stabilité sociale, intellectuelle et affective. Car il est difficile d'être apprenti, surtout à quatorze ans ! D'autant que les métiers auxquels destine cette filière sont exigeants, aussi bien en raison des horaires de travail que de la difficulté des tâches à accomplir ou de la complexité des machines à utiliser. Par conséquent, cessez de croire ? mais je ne pense pas, monsieur le ministre, que vous soyez dans ce cas ? qu'avec l'apprentissage, aurait été inventé une espèce de maison de correction améliorée. Ce n'est pas vrai ! Votre deuxième erreur, d'ordre psychologique, tient à ce que l'apprentissage n'est pas le parcours le mieux à même de stabiliser les jeunes ; la troisième est, de mon point de vue, que vous mythifiez la pédagogie de l'apprentissage. Cela je viens de l'expliquer. Mais vous vous trompez aussi du point de vue de l'économie. Je voudrais me faire bien comprendre sur ce point. Notre pays a besoin de niveaux de qualification de plus en plus élevés. Il n'est que des esprits extrêmement superficiels pour croire qu'il existe aujourd'hui des millions d'emplois non qualifiés disponibles. Car ce n'est pas le cas. De plus en plus d'activités deviennent des métiers, qui sont eux même de plus en plus qualifiés. Avant tout, notre pays a besoin de jeunes gens qui étudient au moins jusqu'au niveau du bac professionnel. Discutez avec les présidents des chambres de commerce et des chambres consulaires ! Ils vous diront tous la même chose, à savoir qu'ils attendent une élévation des niveaux de qualification.

Tout devient métier. Et tous les métiers demandent autant de savoirs abstarits que de tour de main.
Tout devient métier. Et tous les métiers demandent autant de savoirs abstarits que de tour de main.

Regardez les statistiques ! Parmi les jeunes âgés de quatorze ans que l'on fera entrer en apprentissage, peu étudieront au-delà du CAP, où sont déjà inscrits aujourd'hui l'essentiel des effectifs d'apprentis. Or notre pays a besoin de bacheliers professionnels. Le principal défi qui nous est posé, c'est de conduire jusqu'au baccalauréat professionnel les jeunes qui ont passé un BEP ou un CAP, et dont aujourd'hui seulement 41 % poursuivent leurs études. Il faut amener ces jeunes jusqu'à des niveaux d'études plus élevés, et de beaucoup, afin que notre pays conserve son avantage technique, ce qui ne sera possible que par l'accroissement de la qualification de la main d'?uvre nationale.

Opérer un prélèvement sur la filière qui permet cette fluidité, l'enseignement professionnel sous statut scolaire, est donc une erreur économique. Elle semble même se prolonger au delà. En effet, j'ai notamment observé, dans le rapport pour avis sur la mission Enseignement scolaire, notamment, que le nombre de jeunes qui passent du baccalauréat professionnel au BTS n'est, désormais, plus évalué, parce que quelqu'un, dans un bureau, a décidé que le baccalauréat professionnel était le stade suprême de l'enseignement professionnel avant la vie active ! Or ce n'est pas vrai ! Le baccalauréat professionnel n'est qu'une étape. Il faut favoriser le passage en BTS.

Alors que nous mesurions naguère ce passage, nous ne le faisons plus, désormais, que pour l'enseignement technologique. Cela signifie que, tout en prononçant de grands discours sur la valorisation de la filière professionnelle, nous ne la considérons plus, en réalité, comme la voie fluide, par laquelle s'accomplit l'émancipation sociale, technique et intellectuelle des jeunes.

Voilà pourquoi l'apprentissage à quatorze ans est une erreur économique. Je vous conseille de consulter les patrons, si vous n'avez pas confiance dans les syndicats ouvriers, pour leur demander ce qu'ils pensent d'une telle disposition. Comptent-ils recruter de tels apprentis, ont-ils à leur disposition les milliers de maîtres d'apprentissage suffisamment formés pour accueillir les milliers de jeunes que vous voulez leur adresser ?

Je vous affirme, après avoir posé la question autour de moi, dans une démarche pragmatique, qu'il n'est pas vrai que les patrons veuillent de tels apprentis ni qu'ils sachent les former. En effet, enseigner est un métier ! Comprenons que nous ne pouvons pas qualifier toutes les activités de « métier », à l'exception de celle d'enseignant ! Les propos qui viennent d'être tenus sur l'apprentissage ne tiennent pas en compte de cette réalité. Vous le voyez, je ne suis pas hostile à l'apprentissage, je souhaite seulement qu'il ne soit pas mythifié et qu'on ne lui confie pas des missions qui feraient tomber à genoux notre système de formation.

A présent, puisque vous avez tous souhaité que nous fassions des comparaisons avec les systèmes des autres pays, comparons ! L'Allemagne était le grand pays de l'apprentissage, ce qui lui permettait d'ailleurs, de dégonfler les statistiques de chômage des jeunes. Cela résultait du fait que les ouvriers accomplissaient tout leur parcours professionnel dans la même usine, gravissant successivement tous les échelons. Or ce monde là est fini ! Les statistiques internationales font, au contraire, apparaître, notamment en Allemagne, que si la première insertion dans l'entreprise est réussie, la deuxième, lorsque la machine ? dont la durée du cycle est passé de dix à quatre ans ? change, se révèle une catastrophe. En revanche, notre système, à nous Français, fonctionne et permet l'élévation technique et sociale des travailleurs, il faut le souligner. Pour une fois nous pouvons revendiquer de faire bien quelque chose ! C'est ce que nous avons appelé la « professionnalisation durable » des ouvriers français, grâce à laquelle les tourneurs fraiseurs, par exemple, n'ont pas connu une crise de conversion et sont passés sur les machines à commande numérique mieux que dans tous les autres pays d'Europe. Il s'agit là de réalités qui sont à la gloire d'un système, dont après tout, nous sommes tous comptables, pour l'avoir tous fait vivre. Ne dénigrons pas systématiquement nos réussites !

Monsieur le ministre, vous devriez plutôt soutenir la filière de l'enseignement professionnel sous statut scolaire. S'agissant notamment de la question, qui fait débat, des classes de quatrième et de troisième. Autrefois, certaines de ces classes étaient dites technologiques. C'était une interface utile. Comment recréer une voie qui offre une véritable transition intellectuelle et pédagogique aux jeunes et ne soit pas un simple gadget, même si je reconnais que bien des responsables ont créé de tels gadgets ? Il faut un véritable parcours qui conduise les jeunes, de façon fluide, depuis leur entrée au lycée jusqu'aux diplômes professionnels du supérieur. Pourtant ce n'est pas ce qui se passe. Voilà cinq ans, le nombre d'inscrits dans les filières professionnelles baissait continuellement. Depuis lors des initiatives heureuses ont inversé le mouvement. Dorénavant, depuis 2002 plus précisément, le nombre d'inscrits augmente chaque année. Or les moyens baissent ! Je ne sais pas qui, dans un bureau, a eu l'idée, – naturellement ce n'est pas vous, monsieur le ministre, mais il faut du temps pour comprendre ce mécanisme, je vous l'indique car j'ai été piégé avant vous -, qu'il fallait diminuer le nombre d'enseignants, parce que le nombre d'inscrits baissait. Alors que ce n'est pas le cas dans l'enseignement professionnel ! Un petit génie, qui n'a jamais mis les pieds dans une entreprise, n'a jamais vu une machine et ne sait pas que, dans un atelier, il est impossible d'enseigner à plus de dix personnes, a donc décrété qu'il fallait diminuer le nombre de classes de dix élèves ! Vous allez trouver comme ça des milliers de postes de travail à supprimer, mais ce sera une absurdité. En effet, ainsi nous ne formerons ni les ouvriers d'élite, ni les contremaîtres, ni les techniciens dont notre patrie a besoin, si dans la difficile compétition internationale qu'elle affronte, elle veut disposer du seul avantage comparatif qui tienne, à savoir le haut niveau de formation de la main d'oeuvre.

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