Samedi, je me trouvais à la réunion organisée par le club « A gauche maintenant ». La table ronde finale traitait de la force politique nouvelle à construire à gauche. Je remarque que cette question de la recomposition de la gauche mobilise. A Clermont Ferrand, il y a quinze jours il y avait six cent personnes pour participer au débat sur ce sujet entre Patrice Cohen Seat et moi. A Lyon, plus de deux cent alors même que l'information avait été fort modestement donnée. Le 5 décembre prochain je serai à Torcy, de nouveau avec Patrice Cohen Seat. On va voir. Mais je sais que le thème ne parait plus aussi éloigné des préoccupations ordinaires après ce que nous venons de vivre. Tout le monde a sur l'estomac la « quinzaine sans gauche » que nous venons de subir. Bien sur je mesure ce que ma phrase a d'injuste. La solidarité active des communistes et des trotskistes n'a pas manqué. Mais celle des socialistes ? Les dirigeants ont été en dessous de tout. A Paris, le jour de la manifestation, nous étions bien seuls dirigeants socialistes à part Henri Emmanuelli, moi et nos proches du bureau national du PS. Et pour le peu qu'ont fait les autres, les médias ont tué leur parole en y opposant systématiquement celle de Manuel Valls. Lui et moi sommes les deux figures opposées du désaccord avec la ligne « d'opposition en gants blancs » de l'équipe qui dirige le PS aujourd'hui. Je note qu'il est davantage sollicité que moi par les médias pour s'exprimer…Y a-t-il une raison « objective » à cette préférence ? Oui, bien sur. Valls vient compléter le tableau dont les propagandistes du gouvernement avaient besoin pour briser la résistance morale des grévistes. Il leur fallait montrer un front sans faille de tous les gens « raisonnables », « qu'ils soient de droite ou de gauche »…Tel est le fond du rêve totalitaire dont le projet se met en place. « Il n'y a qu'une politique possible. D'ailleurs tout le monde est d'accord la dessus. La preuve il y a des gens de droite et de gauche pour le dire. Donc ceux qui ne sont pas d'accord sont des fous, des khmers rouges », et ainsi de suite.
JUSQU'A LE PEN….mais pas plus loin
Au cours de cette grève nous aurons été une nouvelle fois les témoins impuissants de la « conformisation » du système médiatique français. Bien sur ce n'est pas un processus univoque. Par exemple « Le Monde » n'a pas refusé de s'excuser pour avoir publié que les étudiants avaient enfermés les journalistes dans un enclos en fil de fer barbelé, alors qu'il s'agissait d'un simple dessin de barbelé sur le sol. Et samedi soir, sur France 5, dans l'émission « Revu et corrigé » Paul Amar a présenté un montage très critique des accroches sur la grève par les journaux télévisés. C'était tout à fait impressionnant : même référence continuelle à «la galère», même harcèlement unilatéral sur les responsabilités des grévistes et l'exaspération des usagers, même silence total sur la responsabilité du gouvernement et du président. A un autre moment de cette émission l'équipe de « Revu et corrigé » a présenté le calcul du temps accordé dans ces mêmes médias au fond du dossier par rapport au temps consacré à mettre en scène le conflit et les incidents que provoquent les formes d'action choisies. C'était effrayant. 20 % en moyenne pour le fond, 80 % pour la forme ! Comme je me trouvais sur ce plateau je dois dire que j'ai bien observé comment les trois journalistes qui étaient là ont réellement débattu entre eux à propos de cette situation. Ils n'étaient pas d'accord. Et je crois qu'ils ont bien compris le message que j'ai exprimé au moment où je leur ai dit qu'ils s'aveuglaient s'ils ne voyaient pas combien la méfiance et la colère à leur égard monte de tous côtés alors même tout le monde est demandeur d'une presse libre et indépendante et ne conteste plus le fait que ce soit possible. Ca m'a amusé de leur dire qu'ils ne cessent de nous demander, à nous « les politiques » comme ils disent, « d'écouter les gens » alors même qu'eux ne le font pas et se murent dans une solidarité professionnelle inconditionnelle dès qu'apparaît une interpellation. Les signes d'espoir sont là. Par exemple c'est le SNJ du journal « Le Parisien » qui a demandé audience à sa direction après la publication de la une sous le titre « STOP » montrant des milliers de gens bloqués sur les quais de métro. Pour ma part je crois que nous pourrions bien et beaucoup avancer vers une presse réellement libre et indépendante si les professionnels étaient plus libres de leurs décisions à propos de leur travail. Et plus encore si ceux-ci prenaient en main eux même la résistance au nivellement en disposant des temps et des moyens pour donner leur point de vue a ce sujet. En attendant le résultat de la situation est consternant. On s'en rendait bien compte en voyant ces quatre journalistes face à Le Pen chez Moati. Il se trouve que je les connais tous les quatre. Je sais parfaitement qu'aucun d'entre eux n'a la moindre complaisance pour ce que représente Le Pen. De plus ce sont des gens mordant, parfois jusqu'à la pose. Cette fois là ce fut un naufrage face au leader d'extrême droite. Sur les deux sujets réels de l'actualité, c'est-à-dire la grève des transports pour la défense des régimes spéciaux de retraite d'un côté et la loi Pécresse sur l'université de l'autre, tout le monde était d'accord sur le plateau ! Adieu la période ou Le Pen affrontait des plateaux rageurs et ultra réactifs. Là, il a pu insulter tranquillement les étudiants en grève et les cheminots sans qu'un seul des quatre journalistes ne pipe mot. Moati continuait à faire des moulinets singeant une passion totalement absente du plateau et que lui-même n'éprouvait pas davantage que les autres. Personne ne relevait aucun des bobards de Le Pen sur les « privilèges des cheminots », les étudiants « bourgeois-gauchistes » et ainsi de suite. Tous étaient d'accord sur tout. Car la musique de Le Pen, et les paroles aussi, étaient dans l'air dominant de la quinzaine. J'ai vu la « LePenisation » des esprits atteindre ceux qui en sont pourtant parmi les adversaires les plus résolus. Pour se rattraper sans doute du malaise ainsi créé on a vu quelques astuces à deux sous du type « donc, finalement, vous êtes du côté de la réforme de madame Pécresse » destinée à mettre Le Pen dans l'embarras d'approuver le gouvernement. Ce reflexe aussi, produit un effet calamiteux. Une extension du champ du consensus a quelqu'un dont il était convenu qu'il serait toujours hors jeu : « tout le monde est d'accord même Le Pen ! ». Et justement c'est le problème. Comment se fait-il qu'une politique avec la quelle Le Pen est d'accord ne fasse pas douter de leurs certitudes ceux qui comprennent le danger qu'est Le Pen ?
LA LOI PECRESSE et les mots
Sur le plateau de la 5, à « Revu et Corrigé », il y a eu une séquence sur le contenu de la loi Pecresse réformant l'enseignement supérieur. C'est déjà pas mal. Mais il n'y a pas eu le temps d'entrer dans le débat sur ce contenu. C'est pourtant indispensable. Car sinon les mots employés ne veulent rien dire. Par exemple : les universités pourront choisir librement leur enseignants et la rémunération de ces derniers. Elles pourront faire appel à des financements privés. Soit. Mais comment comprendre ce que ces mots impliquent quand on n'est pas un spécialiste de ces questions ? Je voudrai éclairer ici quelques éléments du contexte dans lequel intervient la réforme de l'enseignement supérieur en France. Le premier élément de ce contexte c'est la poussée qui s'exerce en vue de la marchandisation du secteur du savoir. Il faut savoir qu'il y a ici un financier enjeu colossal. Les dépenses d'éducation dans les pays développés s'élèvent à 1 500 milliards de dollars. Seuls 21,9 milliards sont aujourd'hui captés par le marché privé de l'éducation. La perspective de gain de parts de marché est donc immense pour les marchands dans les systèmes éducatifs. Leur tache depuis près de vingt ans a été d'obtenir un consensus sur les principes à placer au poste de commande. Et la première d'entre elle : légitimer la logique de marché dans un domaine où personne n'avait jamais imaginé qu'elle aurait une place naturelle… Les agents d'influence sont parvenus à leurs fins. En Europe aussi, l'affaire est dans le sac. Le modèle mondial de la concurrence entre universités est dorénavant la norme acceptée. En mars 2001 à Salamanque les principales institutions européennes d'enseignement supérieur ont créé l'Association Européenne de l'Université. La déclaration finale adoptée ce jour là est très claire sur l'objectif de création d'un marché des universités par leur mise en concurrence. Voyez plutôt : « Les institutions d'enseignement supérieur acceptent les défis de l'environnement concurrentiel dans lequel elles opèrent au niveau national, européen et mondial […] La dynamique requise pour l'Espace Européen de l'Enseignement Supérieur restera inopérante, ou provoquera une concurrence inégale, si se maintiennent l'excessive réglementation et la mainmise financière et administrative qui pèsent actuellement sur l'enseignement supérieur en de nombreux pays. » On voit que le moteur désigné est la concurrence et plus du tout l'émulation, la qualité de la transmission du savoir, l'élévation du niveau de formation de l'ensemble de la population. La Concurrence est bonne en soi et elle est une finalité de l'action universitaire. C'est cette logique dont se réclame la loi Pecresse : « Leur gouvernance renforcée, les universités seront en mesure d'exercer des compétences nouvelles leur permettant d'affronter dans les meilleures conditions la concurrence internationale » (exposé des motifs)
L'ARGUMENT DU DECLIN
Pour faciliter la manœuvre, la ministre a du faire elle-même un procès en règle des résultats de l'université française et jouer à fond de la fibre « décliniste ». On remarquera a quel point la méthode est la même dans tous les secteurs. La catastrophe en vue, le déclin engagé sont l'argument de départ qui justifie l'action et permet de stigmatiser les opposants. Le drame est que dorénavant personne ne réplique, ni l'homme politique sur le plateau, ni le journaliste. Tout se vaut, personne ne bosse les dossiers, le tout est de parler et de « débattre », même pour dire tous la même chose, sans rien vérifier des prémices de la discussion. Et pourtant….« Le nombre d'étudiants étrangers a tendance à décroître » affirme ainsi la ministre dans le dossier de presse du projet de loi. La vérité est exactement à l'inverse. La France est dans le peloton de tête de l'OCDE pour l'accueil d'étudiants étrangers : largement au dessus des Etats-Unis, et du Japon et des pays du nord. Le taux d'étudiants étrangers est passé de 7 % en 1998 à 12 % aujourd'hui. Pour les seules universités, on est passé de 8,5 % à 15 % d'étudiants étrangers. Au niveau doctorat, les universités françaises comptent 35 % d'étudiants étrangers. Le CNRS (certes hors université) compte 25 % de chercheurs étrangers. Et les résultats du système sont remarquables. Ainsi dans le secteur névralgique des diplômés en sciences, la France dans le peloton de tête de l'OCDE. Elle compte en effet 3 750 diplômés en science pour 100 000 actifs de 25/34 ans, dont 40 % de femmes. Nous sommes donc le troisième pays de ce classement, très largement devant les Etats-Unis, l'Allemagne, le Japon, et devant le Royaume Uni. Les Etats-Unis comptent 2 200 diplômes en sciences pour 100 000 actifs de 25/34 ans : soit 40 % de moins que la France.
LE MODELE PECRESSE
Quelles sont les caractéristiques du modèle de marché que l'on retrouve dans le texte de la loi Pécresse ? J'en reviens aux mots que j'évoquais plus haut. Les universités seront « libres » de fixer leurs propres objectifs dans un encadrement national réduit, leur pilotage est « ouvert » à des personnalités extérieures, notamment issues du secteur privé, leur financement est ouvert au privé (via les fondations).Elles pourront recruter, gérer et rémunérer « librement » leurs personnels. Concrètement cela signifie la libération complète du recrutement de non titulaires et la fixation de la politique indemnitaire à la discrétion du président. C'est exactement ce modèle qui a été adopté aux Etats-Unis et en Angleterre non seulement pour l'enseignement supérieur mais aussi pour le secondaire (trust college de Blair et charter schools américaines où les établissements sont affiliés à des financeurs privés). Les conséquences mécaniques du dispositif de concurrence entre universités installée avec ces règles de fonctionnement sont très bien connues. Pas de mystère ! C'est elles qui vont dorénavant se déployer en France. La concurrence pour attirer les financements privés va conduire à une sélection et à un rétrécissement des champs de formation et de recherche en fonction de l'intérêt des financeurs. La concurrence pour recruter les meilleurs professeurs produira une surenchère indemnitaire et un mercato des professeurs dans laquelle les petites universités seront incapables de suivre. A terme ce sera aussi la concurrence pour sélectionner les étudiants. La pression pour sélectionner les étudiants sera d'autant plus forte que l'Etat attribuera les moyens en fonction des résultats. Sarkozy l'a écrit noir sur blanc dans sa lettre de mission à Pécresse datée du 5 juillet 2007 : « allouer les moyens attribués aux établissements d'enseignement supérieur en fonction de leurs résultats, en matière d'accès de leurs étudiants au diplôme et d'insertion de leurs diplômés sur le marché du travail ». Au total toutes ces nouvelles « libertés » sont de la même eau que celles appliquées à tous les secteurs avec le même dogmatisme au nom d'une vision idéologique fanatisée d'après laquelle seul le marché est source de progrès et de dynamique. Dans ce domaine comme dans tous les autres c'est le contraire qui va se passer. Le gâchis à venir c'est la sélection à l'entrée de l'université et à la sortie sur des critères non éducatifs donc la restriction de la ressource intellectuelle du pays. C'est l'orientation de la recherche vers les champs de mode ou d'intérêt provisoire des financeurs de fondation, donc son rabougrissement. Et ainsi de suite. L'esprit n'est pas une marchandise et le savoir ne le devient qu'en s'appauvrissant. Et la France n'a pas d'autre matière première pour rester la cinquième puissance du monde…