L’Allemagne connait une grave crise politique. Au-delà des blocages politiciens qui peuvent conduire à un retour aux urnes, il faut bien saisir la pente que les évènements prennent dans ce pays. Si l’Allemagne n’a pas trouvé de majorité parlementaire, c’est parce que l’opinion de ce pays à son tour s’émiette et peine à trouver un centre de gravité stable. L’Allemagne trébuche sous les coups de la politique qu’elle a imposé à toute l’Europe au seul profit d’une étroite clientèle électorale, toujours plus âgée et acrimonieuse, toujours plus effrayées par les rebondissements d’un monde qu’elle ne comprend pas après l’avoir pourtant largement façonné. La percée des droites, l’affaiblissement du centre de stabilité qu’était la fraction Merkel, l’émiettement à hue et à dia des factions libérales qui ont tout dirigé jusque-là ne présage rien de bon. Le centre de gravité de tout cela sera toujours plus autocentré, toujours plus étroitement borné par l’horizon mesquin des vieux rentiers allemands. C’est-à-dire toujours davantage nationaliste. La crise politique allemande va aggraver la débandade européenne.
Au lieu du réalisme que cette situation commande, l’angélisme reste la règle en France. En France, en effet, on se berce de douces illusions avec les gargarismes sur le « couple franco-allemand » et les autres sottises mièvres de ce registre. L’Allemagne actuelle, celle née de la grande coalition entre la droite et le PS allemand qui a étouffé toute contestation, n’est en couple avec personne. Elle ne se soucie que d’elle-même, de ses intérêts et elle les gère avec une brutalité croissante à l’égard de tous ses voisins. Je n’hésite pas à écrire ici, comme je l’ai déjà fait dans le passé, qu’une nouvelle fois dans l’Histoire, le gouvernement allemand de droite met en danger la tranquillité de tout le vieux continent.
Une nouvelle fois, nous avons un président fasciné et tétanisé par l’Allemagne comme l’ont été avant lui ses deux prédécesseurs. Un zèle ostentatoire de longue date. Pendant la campagne électorale, Emmanuel Macron fut en effet le seul candidat à rencontrer Angela Merkel. Une fois élu, son premier déplacement en tant que chef d’État fut Berlin, pour y rencontrer une nouvelle fois la chancelière. Depuis, ces rencontres se sont multipliées et tournent au bavardage sans objet. La fascination va trop loin. On se souvient aussi que Sigmar Gabriel, à l’époque vice-chancelier, avait eu l’honneur de connaître le contenu des ordonnances sur le code du travail avant même qu’il ne soit révélé aux parlementaires et syndicats français. La stratégie européenne de Macron consiste à accepter entièrement les exigences et les attentes de l’Allemagne concernant l’économie française en espérant être accepté au poste de co-pilote de l’Europe aux côtés de la puissance qui ne domine pourtant que du fait des faiblesses qui l’entourent ! En un sens, c’est l’accélération de la méthode adoptée par François Hollande au début de son mandat. Ça tombe mal car depuis lors, l’hégémonie allemande en Europe s’est considérablement renforcée. Merkel a pu imposer des politiques d’ajustement structurel dans toute l’Europe du sud. Personne ne peut oublier comment a été tordu le bras à la Grèce non seulement face à un gouvernement élu pour tenir tête mais aussi après un référendum populaire en juillet 2015.
Le tour de la France ne tardera pas, ai-je alerté sur tous les tons avant cela. Nous y sommes. L’ancien ministre des finances grec, Yanis Varoufakis, l’avait résumé d’une formule : « la France est la destination finale de la Troïka. (…) L’État-providence français, son droit du travail, ses entreprises nationales sont la véritable cible du ministre des Finances allemand. Il considère la Grèce comme un laboratoire de l’austérité, où le mémorandum est expérimenté avant d’être exporté. Le but est de faire tomber les résistances françaises ». La politique économique de Macron, c’est cela. Il a prévu de réduire de 6 points de PIB la dépense publique en 5 ans. Ce serait l’ajustement budgétaire le plus important jamais réalisé en France. Sa réforme par ordonnances du code du travail n’est qu’une redite de celles qui ont déjà été imposées en Italie, en Espagne ou en Grèce. Le contrôle renforcé des chômeurs qu’il prévoit à l’occasion de sa réforme de l’assurance chômage est un symbole de la gouvernance à l’allemande. C’est la copie des réformes Hartz faites en Allemagne par le chancelier Schröder.
Mais à quoi bon germaniser la France ? À regarder l’Allemagne de près, cela ne fait pourtant pas envie. Le manque d’investissements publics dû à la « rigueur » budgétaire a des effets destructeurs sur les infrastructures du pays. 20 % des autoroutes, 41 % des nationales et 46 % des ponts sont à refaire. La création d’un marché du travail de seconde zone, très précaire pour faire artificiellement baisser les chiffres du chômage, a abouti à la création de 13 millions de pauvres. La principale cause du « miracle allemand », ce sont ses colossaux excédents commerciaux.
Cela n’en fait nullement un modèle. Car le problème c’est que ces excédents sont aussi la principale cause des déséquilibres économiques de la zone euro. La Commission européenne l’avait pointé elle-même en juin 2015, pointant « le risque de retombées négatives sur l’Union monétaire » des excédents allemands. Ces excédents sont d’ailleurs interdits par le traité budgétaire. Nul n’en souffle mot et ce constat n’a été suivi d’aucune mesure contraignante prise à l’encontre de l’Allemagne à l’image de celle que subit la France au nom de la procédure pour « déficit excessif ». La structure productive allemande n’est pas un modèle non plus. Elle consiste à produire à vil prix dans l’ancienne Europe de l’Est, parfois en rachetant la totalité des entreprises locales puis à assembler les pièces à domicile pour pouvoir afficher le logo « made in Germany ». Plus de la moitié de la production allemande est d’abord importée depuis les alentours.
L’idée d’Emmanuel Macron est qu’en échange d’une politique intérieure libérale, conforme aux exigences allemandes, il pourra obtenir au niveau européen une forme de redistribution des excédents allemands. Il en a vite rabattu ! Dans son discours à Athènes le 8 septembre, il disait vouloir « un budget de la zone euro, avec un véritable responsable exécutif de cette zone euro, et un parlement de la zone euro devant lequel il devra rendre compte. ». Trois semaines plus tard, il prononce son fameux discours à la Sorbonne. Le « budget » de la zone euro est toujours présent mais l’accent est mis sur le renforcement des règles budgétaires et des réformes structurelles : « un budget ne peut aller qu’avec une responsabilité accrue qui commence par le respect des règles que nous nous sommes donnés et la mise en œuvre des réformes indispensables. » dit-il.
L’idée d’un « parlement de la zone euro » a, elle, simplement disparu. Il est vrai qu’elle est ridicule puisqu’il y a déjà un parlement et qu’il ne sert déjà à rien. Deux parlements pour une même entité politique qui compte déjà cinq présidents, c’est absurde. Ce rapide glissement de son discours se fait en direction des obsessions de l’Europe allemande pour les « règles » et les « réformes indispensables ». Il trouve peut-être son explication dans la confession que fera le Président au journal Der Spiegel deux semaines plus tard. Le président français avoue avoir fait relire et corriger son discours de la Sorbonne par Angela Merkel avant de le prononcer. Du jamais vu. Ce discours est par ailleurs truffé d’appels du pied à l’Allemagne. Il y propose ainsi d’éliminer toutes les différences entre nos deux pays en matière de droit des affaires afin d’en faire définitivement un seul espace économique.
Cette volonté s’est concrétisée lors du rachat de la branche ferroviaire d’Alstom par Siemens, applaudie par le gouvernement français. Ils oublient que c’est l’habitude des capitalistes allemands d’absorber des pans entiers de l’industrie des leurs pays voisins depuis les années 1990. Tout a commencé avec l’annexion de l’Allemagne de l’Est et cela s’est poursuivi sans relâche depuis partout où le gouvernement allemand prend pied sous une forme ou une autre. C’est la méthode qu’ils ont utilisé dans les années 1990 avec les anciens États communistes de l’est. Ces marques d’allégeance, aux limites de la soumission arrivent donc au mauvais moment. Car les votes des Allemands qui donnent la priorité nette à la droite conservatrice de ce pays commencent à glisser vers l’extrême droite. Ce qui provoque un alignement progressif sur des thèses de plus en plus droitières. Cette évolution en croise une autre déjà maintes fois observées. La génération actuelle de dirigeants allemands n’est plus sous le coup de la même modestie que la culpabilité avait fait ressentir aux équipes précédentes. La manie de donner des leçons et de se comporter comme des sauvages est renforcée par l’adulation que portent les gouvernements français à un modeste passe-plat. Tout lui semble permis.