Texte publié dans l’Obs le 12 février 2024.
La vie politique ne se résume pas à la jungle des ambitions souvent mises en scène. Elle ouvre aussi des espaces de rencontres et de découverte entre personnes. Il arrive qu’on en soit ensuite soi-même transformé, ou du moins remis en cause ou complété. Il y a une vérité des êtres qui ignore la dispute du moment. On ne croise pas sans effet certains personnages qui, d’une façon ou d’une autre, traversent notre vie. J’ai croisé Robert Badinter et j’ai passé un certain nombre d’heures dans les mêmes fauteuil du Sénat, bataillant sur les mêmes textes, contre les mêmes gouvernements. Je l’ai vu faire, écouté, entendu. Je l’ai admiré au point de m’y référer je ne sais combien de fois ensuite, dans le secret des mises en garde que l’on s’adresse à soi-même ou des modèles que l’on veut atteindre. Je n’étais pas de ses proches et je ne crois pas que mes manières d’être aient eu ses faveurs. La réciproque a sa part de vérité. Mon témoignage à son sujet est donc d’une autre nature.
Quand il arriva au Sénat, chacun de nous se tint pour dit que la vie ne serait plus la même. Certains êtres, devenus des personnages, deviennent des paysages. Ils façonnent qui les regarde. Et c’est bien ce qui advint. Robert Badinter modifiait non seulement le cours de ce qui se disait dès lors qu’il y prenait part, mais il obligeait tout le monde à l’effort. J’ai fait le second et même le troisième couteau dans de nombreux débats où il était le vaisseau amiral de notre groupe parlementaire. Passer derrière lui pour argumenter, surtout en complément, était une épreuve initiatique. Pour ne pas répéter, pour ne pas démobiliser l’attention, il fallait sans cesse se mener soi-même à la baguette.
De son côté, Robert Badinter était capable en quelques mots d’installer un horizon intellectuel, une idée, au centre d’un moment. Sa manière de dire, sa puissance évocatrice, captaient comme une musique. Quand il disait « il pleut », vous sentiez les gouttes sur vos épaules. De même, les grands principes qu’il convoquait venaient en présence concrète. Il faisait de la parole un art sacré. Mais je ne l’y réduirai pas. Je l’ai perçu comme un homme de doctrine en toutes circonstances. Un intellectuel en politique. Son propos venait toujours en défense et illustration d’un principe politique ancré dans la philosophie.
A l’époque des débandades intellectuelles qui accompagnèrent la fin de la gauche traditionnelle, Robert Badinter restait au-dessus, intact en puissance. Loin des prêchi-prêcha auxquels je ne l’ai jamais vu participer, il se tenait en permanence à l’altitude de l’idéal, examiné sous l’angle des faits qui les mettent au défi pour mieux le démontrer, le prouver. Je pense qu’il était enraciné dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Même si de ce point de vue, on a le droit aussi de le discuter à son tour, cette attitude est restée un signal majeur valant pour tous et tout le temps, à propos de la vertu dans la pratique politique. Avec Robert Badinter, on savait à chaque instant d’où il parlait. Et il était alors une école ouverte, une invite permanente à la réflexion. Mais aussi un encouragement à prendre les chemins de crête dans l’abandon général quand il prévaut.
Je vois qu’il a exercé cette sorte de magistère jusqu’au point final. En ce sens, il a compté jusqu’au bout. Et il va continuer à compter. Les mots de son discours sur la peine de mort, ceux de son combat contre l’homophobie, sont des sommets du meilleur de ce que nous devrions être et de ce que la justice devrait vouloir dire. Qu’elle soit souvent inatteignable ne fait que renforcer l’obligation de l’énoncer clairement et sans compromis pour en propager l’envie d’y parvenir. Auteur d’une formidable biographie de Condorcet écrite avec Elisabeth Badinter, je l’ai trouvé conforme à ce grand esprit fondateur. Condorcet, l’homme des Lumières, de la lutte contre l’esclavage, d’un certain féminisme, concluait qu’un jour l’humanité vaincrait la mort. Badinter a commencé à rendre cela possible au moins dans un champ de la société.
Il y avait chez lui cette puissance à convoquer l’inhabituel en politique comme obligation à lever les yeux. Ce soir de février 1983, il est venu parler à Evry pour des élections municipales horriblement moroses. Il commença : « Je vais vous parler d’une lettre d’amour… » Et l’exercice dura une bonne vingtaine de minutes. Voix douce, ton quasi murmurant. Naturellement, cela n’avait à première vue pas le moindre rapport avec le sujet. Mais lui savait qui était là devant lui, assis dans la salle un soir de semaine après le dîner. C’étaient des personnes avides de prendre place dans une action qui ait un sens large, très large et totalement à portée d’humanité. Il nous respectait. Si longtemps après, tant d’heures de discours prononcés et entendus, je m’en souviens avec le même émerveillement, la même envie d’en être capable. Voilà pourquoi il était lumineux, même quand on n’aimait pas certaines de ses conclusions. Il dessinait un monde humain, fait de main humaine et l’on se sentait appelés à essayer d’y parvenir. Pour cela, j’invite à se l’approprier.